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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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1er décembre 1841

1er décembre [1841], mercredi soir, 8 h. ¼

Mon pauvre bien-aimé, avec les meilleurs intentions du monde, je trouve moyen d’être la plus maussade et la plus désagréable femme qu’il y ait au monde. Pourquoi ? Parce que je t’aime trop. Rien au premier abord ne me contrarie plus que la pensée de n’avoir rien à te donner à souper quand il te plaît de prendre à l’improviste ma cuisine d’ordinaire assez sordide et peu approvisionnée. Ensuite, le second mouvement est le plaisir de t’avoir une minute plus tôt et de faire bon marché, sinon de ton appétit, du moins de la fricassée à laquelle tu as le bon estomac et le charmant esprit de ne pas tenir. Aussi, mon bon adoré, pourvu que tu viennes ce soir et que tu viennes de bonne heure, eussesa-tu les dents longues comme mon doigt, je te recevrai avec joie et je te donnerai sans remords et sans scrupules tous les vieux rogatons qui traînent dans le buffet. Ce ne sera toujours que tant pire pour toi et tant mieux pour moi et je ne vois pas pourquoi j’aurais le droit d’être plus difficile pour toi que toi-même. Ainsi c’est dit, je serai la plus aimable des Juju, parole d’honneur, si tu viens souper ce soir et si tu as bien faim. À propos de faim, je n’ai pas encore dînéb parce que j’ai voulu copier ton intercalationc auparavant [1]. J’ai en outre compté ma dépense et puis j’ai reçu une lettre de ma péronnelle sur papier ébouriffant [2]. D’ailleurs, ma pendule avance d’une demi- heured comme vous savez [3] et nous avons déjeuné tard.
Pauvre bien-aimé, j’ai honte quand je pense à la scène ridicule que j’ai faite tantôt à propos de ces livres et de ces journaux mais vraiment, si tu savais combien c’est vrai que le froissement du papier m’est insupportable, tu m’excuserais et tu me pardonnerais les absurdes accès que cela détermine en moi chaque fois que je suis forcée de toucher des monceaux de vieux journaux pour les trier et les plier [4]. Toi si doux, si patient, si admirablement organisé, tu n’as pas de ces hideux grincements de dents et de ces stupides impatiencese qui vous défigurent et vous rendent odieux à vous-même et aux autres. Pardonne-moi, mon cher amour, et aime-moi malgré tout ce que j’ai de maussade et d’insupportable. Je t’aime tant, moi, et du fond de l’âme, qu’il faut que tu m’aimes aussi si tu ne veux pas que je meure.

Juliette


BnF, Mss, NAF 16347, f. 165-166
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « eusse ».
b) « dîner ».
c) « intercallation ».
d) « demie heure ».
e) « impatience ».

Notes

[1Hugo vient de terminer la rédaction des deux volumes du Rhin, de la Conclusion, et il est en train d’en rédiger la Préface.

[3C’est probablement un choix de Juliette Drouet (il s’agit parfois d’une heure ou de trois quarts d’heure), puisqu’elle le rappelle à de nombreuses reprises, et ce depuis plusieurs années (voir les lettres du 21 décembre 1840, 21 et 22 janvier, 22 et 27 mars 1841).

[4Tâche exigée par Hugo, et que Juliette considère comme une corvée (voir par exemple la lettre du 16 mars 1841).

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