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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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6 octobre [1841], mercredi soir, 6 h.

Avouez que vous êtes le plus sale et le plus taquin des hommes et je vous pardonne toutes vos immondices et toutes vos agaçantes turpitudes. Je suis sûre que vous attendez vos marmots ce soir et que vous me le cachez par raffinementa de précaution inutile et absurde attendu que je vous aime, ce qui vaut mieux que toutes les précautions, toutes les allumettes et toutes les serrures possibles. J’espère que l’arrivée de ces pauvres petits goistapioux ne vous empêchera pas de venir souper et coucher avec moi, car alors ce ne serait pas très drôle et je ne rirais que d’une joue. D’ailleurs, vous n’avez qu’à les conduire tout de suite à la pension et à revenir auprès de moi [1]. Je vous défends expressément d’aller voir l’ours de Paul ce soir, je ne vous le pardonnerais pas [2]. N’est-ce pas, mon petit Toto, que tu ne me feras pas ce chagrin ni ce soir, ni demain, ni jamais, dans aucun cas ? Il ne serait pas juste que je passasse ma vie à t’attendre seule et privée de toutes distractions, tandis que tu irais faire le joli cœur dans les théâtres ou partout ailleurs où il y a des toupies [3] de tout âge, de toutes dimensions et de toutes couleurs. Je compte sur ta loyauté et sur ton honnêteté pour ne pas me faire cet horrible chagrin. Mon Toto, je t’aime.
Je deviens d’une maladresse à rendre Jocrisse lui-même jaloux [4]. Je ne peux plus rien toucher sans casser et briser tout avec mes mains comme le célèbre Toto enfant. Je suis loin de me trouver drôle et je m’aimerais mieux un autre genre d’industrie. Je crois que c’est le chagrin de me voir dans cet affreux taudis tandis que nous devrions courir la campagne qui me rend si maladroite. Le seul remède serait de m’emmener tout de suite pour deux ou trois mois loin de CES LIEUX [5]. Si vous ne le faites pas, vous risquez fort de n’avoir plus un seul tesson entier d’ici à huit jours. Maintenant que vous voilà averti, cela ne me regarde plus.
De vous avoir vu, de savoir que vous ne m’échapperez pas ce soir, que j’ai votre clef chez moi, je suis heureuse et rien ne me manque plus que la certitude de vous revoir bientôt. Mon adoré petit homme, tu ne sais pas comme je t’aime, tu ne peux pas le savoir parce que c’est au-dessus de toute imagination et de tout souhait, mais je suis sûre que le bon Dieu en est jaloux. Jour Toto, jour mon cher petit o, jour mon gros TO, je t’adore. Ne reviens pas trop tard, je t’en prie. Pense à moi, aime-moi et baise-moi.
Je voudrais bien sortir ce soir, moi, ça me ferait joliment plaisir et joliment du bien à ma pauvre caboche.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16347, f. 13-14
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « rafinement ».

Notes

[1Le retour des deux fils de Hugo, de Saint-Prix à Paris, est prévu pour le lendemain. Ils sont tous deux scolarisés au Collège royal Charlemagne.

[2Ours : vaudeville/pièce de théâtre refusée, mauvaise pièce qu’un auteur inconnu ou peu connu soumet à un directeur et qui n’inspire aucune confiance, donc qu’il ne joue que lorsqu’il ne peut pas faire autrement et qui reste ensuite pendant des années au fond des cartons de son malheureux auteur ; échec théâtral. Pour beaucoup, le mot viendrait d’un vaudeville de Scribe, L’Ours et le Pacha de 1820 où un personnage présente à un pacha un ours ridicule qui, d’après son maître, présente tous les talents, tous les mérites. « - Prenez mon ours ! - Prenez mon ours ! Vous n’en avez jamais vu de pareil ! » Quant à celui dont il est question ici, peut-il s’agir de Paul Jones ou Paul le Corsaire, drame d’Alexandre Dumas, créé en 1838 et repris avec davantage de succès qu’auparavant au théâtre de la Porte-Saint-Martin le 16 octobre 1841 ?

[3Toupie : femme de mauvaise vie.

[4Personnage de valet bouffon, incarnation populaire de la niaiserie et de la maladresse.

[5Depuis 1834, Hugo et Juliette ont pris l’habitude d’effectuer un voyage de quelques semaines ou mois pendant l’été et le printemps mais en 1841, le poète est trop occupé par la rédaction monumentale du Rhin et leur voyage annuel n’aura pas lieu.

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