Université de Rouen
Cérédi - Centre d'étude et de recherche Editer-Interpréter
IRIHS - Institut de Rechercher Interdisciplinaire Homme Société
Université Paris-Sorbonne
CELLF
Obvil

Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

Accueil > Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo > 1841 > Juillet > 17

17 juillet [1841], samedi matin, 10 h. ½

Bonjour cher petit ours, bonjour le plus ours des amants. Bonjour, bonjour, mais vous êtes une bête de n’avoir pas profité de tous mes avantages. Voilà que j’ai recommencé à me salir de cette odieuse pommadea qui me fait juste autant de bien qu’un notaire sur une jambe de bois [1]. Je crois que ce hideux Mme Triger a reçu des sommes immenses des femelles de Paris pour me rendre affreuse et dégoûtante à vos yeux. Il faut que [je] sois aussi bête à bon Dieu que je le suis pour me résigner à ce genre d’exploitation. Décidément j’ai bien envie de garder pour moi les 30 F. de médecine et de me les appliquer sur mon pauvre corps sous la forme plus aimable et plus seyante de rubans, de bonnets, de robe à 15 sous le mètre [2]. Ia, ia monsire Dodo, Chuchu est bas PÊTE TU DOUT [3]. Aussi mon amour vous auriez dû, si vous m’aimiezb, profiter de mon bain, de mon beau lit blanc et de mon corps idem. Mais vous êtes un affreux GOCHON qui ne sentez rien de toutes ces délicatesses-là. Taisez-vous SARCOPTE, vous êtes mon Acarien et moi je suis la Mittigouchiouekendalakiankc. Je suis une pauvre Chuchu victime de mon amour pour un affreux Sirigani [4]. Taisez-vous, vous devriez mourir de honte si vous aviez le plus petit cœur. Tâchez de ne pas vous faire tant friser aujourd’hui [5] et de venir un peu plus tôtd, scélérat.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16346, f. 59-60
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « pomade ».
b) « m’aimier ».
c) « Mittigouchiouendelakiank ».
d) « plutôt ».


17 juillet [1841], samedi après-midi, 1 h.

C’est toujours de plus fort en plus fort, comme chez Nicoleta [6], avec vous, vilain Chinois [7]. C’est à peine si vous passez le seuil de ma porte à présent ; bientôt vous ne ferez plus que passer dans ma rue comme UN MÉTÉORE. Mais je vous préviens que ce genre peu récréatif ne m’amuse pas du tout et que je vous prierai d’en changer dès que vos deux volumes seront publiés [8]. Je n’entendrai ni à hue ni à dia, il faudra me donner tout votre temps et tout votre amour ou je donne ma démission de Mittigouchiouekendalakiankb [9]. Et puis il me faut mon voyage ou la mort. Ici je ne ris plus du tout car je sens que si je n’avais pas ce pauvre petit bonheur annuel je ne pourrais pas supporter les affreuses journées de solitude que je suis forcée de passer loin de toi pendant dix mortels mois de l’année. N’est-ce pas, mon Toto bien-aimé, que tu me donneras ce voyage si nécessaire, si désiré et si béni ? J’y compte, mon adoré, et c’est ce qui me fait trouver le courage de t’attendre tous les jours et toutes les nuits inutilement [10].
Quel bonheur, mon amour, si tu m’apportes à copier ce soir, je ne peux pas te dire assez la joie que j’en éprouve tout le temps que cela dure. Je suis aux anges, je crois presque que je suis avec toi.
Je dois envoyer chez la couturière tantôt. Je lui ferai savoir qu’elle peut compter sur son argent le 10 du mois prochain, c’est toujours à peu près l’époque que tu prends pour payer les notes des fournisseurs. Dans tous les cas je te verrai d’ici là et je pourrai te consulter. En attendant je t’aime, je te désire et je t’adore de toute mon âme.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16346, f. 61-62
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « Nicollet ».
b) « Mittigouchiouendelakiantz ».

Notes

[1Locution proverbiale déformée dont la forme canonique est « un cautère sur une jambe de bois ». Se dit d’un remède qui ne peut servir à rien, d’un moyen pris qui ne saurait donner de résultat, inefficace. Selon Maurice Rheims, il semblerait qu’il soit de mode à l’époque pour les artistes d’écorcher les proverbes et que Balzac soit à l’origine de celui-ci par la bouche du personnage de Mistigris, grand manipulateur de proverbes (L’Enfer de la curiosité, Albin Michel, Paris, 1979, p. 232), dans Un début dans la vie, en raison de son mépris pour les hommes de loi avec qui il a longtemps travaillé (Fernando Navarro Dominguez, Analyse du discours et des proverbes chez Balzac, préface de Jean-Claude Chevallier, Paris, L’Harmattan, 200, p. 65). Juliette l’emploie en tout cas avant la publication du roman, déjà rédigé en 1841, mais qui ne paraîtra en feuilleton qu’en 1842.

[2Juliette souffre souvent de maux de ventre ou de tête et a donc commencé au mois d’avril un traitement lourd, prescrit par le docteur Triger, qui va durer plusieurs mois (voir la lettre du 21 avril).

[3Juliette imite l’accent allemand.

[4Victor Hugo est en pleine rédaction des lettres de voyage du Rhin et les mots ou expressions que Juliette mentionne ici se trouvent dans la première partie de la lettre XX du Tome II, « De Lorch à Bingen », du 27 août 1838.

[5La veille au soir, Juliette a fait une petite scène de jalousie à Hugo en lui reprochant justement d’être « bien frisé pour un homme qui n’a pas le temps de prendre ni de donner un baiser à la femme qui l’aime ».

[6Jean-Baptiste Nicolet, acteur et directeur de théâtre (1728-1796). Le succès de ses pièces et spectacles, très nombreux et variés, a donné naissance à l’adage : « C’est de plus fort en plus fort, comme chez Nicolet », qui marque un effet de gradation.

[7Juliette appelle fréquemment Hugo ainsi parce qu’il éprouve un intérêt tout particulier pour la Chine. Il en parle dans bon nombre de ses œuvres et collectionne aussi chez lui de nombreux objets.

[8À ce moment, Victor Hugo est en pleine rédaction des lettres de voyage du Rhin (en deux volumes), de leur conclusion immense et de la préface.

[9Ce mot que Juliette mentionne ici se trouve dans la première partie de la lettre XX du Tome II, « De Lorch à Bingen ». Hugo prétend qu’il signifie « France » pour les Algonquins.

[10Depuis 1834, le couple a pris l’habitude d’effectuer un voyage de quelques semaines ou mois pendant l’été et le printemps. Malheureusement, en 1841, Hugo est trop occupé par la rédaction monumentale du Rhin, et leur voyage annuel n’aura pas lieu, au grand désespoir de Juliette.

SPIP | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0
(c) 2018 - www.juliettedrouet.org - CÉRÉdI (EA 3229) - Université de Rouen
Tous droits réservés.
Logo Union Europeenne