26 mai [1841], mercredi après-midi, 3 h. ½ [1]
Je ne me suis levée qu’à une heure de l’après-midi, mon bien-aimé, tant j’étais souffrante et fatiguée. Je ne t’avais pas encore écrit lorsque j’ai reçu une lettre de Mme Krafft que je n’ai pas décachetée selon nos conventions. Au reste je n’ai pas eu besoin de l’ouvrir pour savoir ce qu’elle contenait car un instant après Madame Krafft en personne entrait chez moi. Elle venait pour s’excuser de l’entier oubli de ma fête [2] que ses préoccupations lui avaient donné, sa lettre était pour me prévenir de sa venue. Au reste elle m’a raconté en détails tous ses malheurs et elle a ajouté qu’elle ne pensait pas avoir jamais besoin du service désespéré dont elle m’avait fait part [3]. Je t’avoue, mon bien-aimé, que je n’ai pas pu m’empêcher de lui dire que dans un cas sérieux ma maison était à sa disposition, à la condition d’y vivre de ma vie, c’est-à-dire dans la claustration la plus parfaite. C’était un moyen de l’éloigner d’accepter jamais ce que je lui offrais sans nous donner une apparence d’odieux égoïsme, car elle est loin d’avoir l’habitude de la vie solitaire et sans extérieur que je mène. Il faudrait pour cela une nécessité telle qu’il n’y aurait pas pour nous moyen de lui refuser sans inhumanité ce service et pour elle de l’accepter sans se conformer à toutes les exigencesa de ma position, de mes habitudes et de ma vie. Mais je peux t’assurer, d’après ce qu’elle m’a dit, que cela n’arrivera pas. Ainsi je crois avoir agi pour le mieux et loyalement envers toi et tes préventions en lui offrant ce service avec toutes les conditions qui le rendent inacceptableb.
Pendant qu’elle était là, ta chère bonne lettre est arrivée [4]. Je l’ai OUVERTE au risque de me faire TUER, je l’ai lue et embrassée devant Mme Krafft avec une reconnaissance et une passion qu’elle ne pouvait pas comprendre. Je te remercie, mon adoré, je te remercie de toute mon âme. Tu as été bien injuste et bien bon, bien cruel et bien généreux, tout cela dans la même soirée mais je te pardonne tout pour les bonnes paroles de cette nuit et pour ta chère bonne petite lettre de tout à l’heure. Tout ce que j’ai souffert, tout ce que je souffre encore, à présent tout est oublié dans ce seul mot de toi : je t’aime. Ô mon bien-aimé adoré, crois à ma loyauté, à ma fidélité, à mon honnêteté comme en celles de tes deux petites filles [5]. Ton amour m’a purifiée, je n’ai plus rien d’immonde en moi. Je t’aime de toutes les puissances de mon âme. Tu es le plus beau, le plus noble et le plus sublime de tous, moi, la moins belle, la plus humble et la plus obscure de toutes. Tu m’aimes et je t’aime, qu’est-ce qui peut te troubler mon Dieu ? Moi, à la bonne heure, j’ai des sujets de trembler pour mon bonheur car toutes tes divines qualités sont autant de pointsc de mire pour les yeux de toutes les femmes tandis que toutes mes imperfections sont autant de murs qui me dérobent aux yeux des hommes. Et puis je t’aime, je t’aime, je t’aime. Entends-tu bien, je t’aime, ce qui est un mur, une serrure, une égide qui garantissent mon amour [de] toute séduction.
J’ai vud ma pauvre fille hier qui, me trouvant toute en larmes, s’este mise elle-même à sangloterf. Pauvre enfant, que Dieu la bénisse comme je la bénis et elle sera bien [plus] heureuse [que moi]g. Je lui ai bien promis d’être à huit heures demain à l’église [6]. Mme Krafft doit m’envoyer un livre de messe tantôt en me renvoyant un mouchoir et une serviette que je lui ai prêtésh pour cause secrète. Mon Toto, mon Toto, je t’aime, n’aiei pas peur de moi.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16345, f. 191-194
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette
a) « exigeances ».
b) « innaceptable ».
c) « point ».
d) « vue ».
e) « c’est ».
f) « sanglotter ».
g) Juliette a rayé la fin de sa phrase, mais il est intéressant de le noter quand même pour ce que cela implique.
h) « prêté ».
i) « n’aies ».