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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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11 janvier [1841], lundi, midi ¾

Bonjour, impitoyable Toto, bonjour. Il paraît que vous n’êtes bon que pour tout le monde, moi exceptée [1] ? Je vous remercie de la préférence mais je ne m’en réjouis pas. Allons, voici un ennui d’un autre ordre. La blanchisseuse et son mari sont malades et ne peuvent plus blanchir notre linge, je ne connais personne et me voilà dans l’embarras. Justement c’est l’hiver et je manque beaucoup de linge usuel, ce qui va me gêner horriblement. Enfin, au petit bonheur mais le diable m’emporte si je sais seulement à qui m’adresser pour me procurer une blanchisseuse.
Je viens d’avoir une entrevue avec la pauvre vieille femme qui m’a raconté tous ses chagrins : sona mari est très malade et surtout il a 72 ans, elle 63, ce qui fait que c’est définitif, elle renonce au blanchissage pour toujours. J’en suis fâchée car c’était une bonne blanchisseuse qui n’abîmait pas le linge du tout. Enfin, il faut bien vouloir ce qu’on ne peut empêcher.
J’ai oublié que c’était avant-hier le mois de la bonne, ce qui te fera encore plus d’argent à me donner. C’est à l’infini mon Dieu. Dans trois jours le loyer et la pension de Claire [2], aujourd’hui la blanchisseuse payée il ne me reste que juste l’argent de Gérard.
Tu penses, mon adoré, si j’ai le cœur gai quand je pense à tout ce que tu as à faireb pour toi et pour moi. Je sens que c’est à cela que je dois de ne pas te voir depuis longtemps et j’en suis presque au désespoir.
Pardonne-moi, mon adoré, mais c’est plus fort que moi, l’inquiétude sur ta santé et la privation de ne pas te voir autant que j’en ai besoin me tournent la tête. Je t’aime mon Toto.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16344, f. 31-32
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « sont ».
b) « affaire ».


11 janvier [1841], lundi soir, 5 h.

Mon cher cher adoré, où es-tu pour que je t’envoie mon âme ? Où es-tu pour que je baise tes pieds ? Où es-tu pour que je t’adore à genoux ? Plus je pense à ce que tu as fait hier dans la neige et sous la pluie et plus encore sous le préjugé, cette autre neige de l’âme plus glaciale que l’autre, je me sens émue jusqu’aux larmes, et je voudrais baiser tes pieds. Ta bonté n’est pas celle des hommes mais celle de Dieu, aussi grande et aussi sublime. Mon bien-aimé, mon bien-aimé, je sens mon âme qui se fond en adoration en pensant à toi [3].
Ce matin, j’ai été distraite de la reconnaissance que je sentais au fond du cœur pour ta bonne action d’hier au soir par l’incident que tu sais, mais depuis cela me revient sans cesse à l’esprit et je voudrais pouvoir aller où tu es pour t’adorer comme le bon Dieu, mon noble, mon généreux, mon grand Victor.
J’ai cherché la lettre de M. Langlé [4] mais il n’y a pas d’adresse ni aucune indication, de sorte que je n’ai pas pu envoyer la lettre à la poste. L’homme de Gérard est venu et Jourdain en même temps. J’ai dit à Jourdain d’envoyer prendre son argent demain, ai-je bien fait ? Je pourrai lui écrire si je me suis trompée.
Je t’aime mon Toto chéri.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16344, f. 33-34
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

Notes

[1Suite à son élection à l’Académie française le 8 janvier, Victor Hugo, pour reprendre les mots de Jean-Marc Hovasse, « devient rapidement la coqueluche des dîners parisiens : on l’invite partout, chez les anciens amis de La Presse ou du Journal des débats qui ont fait campagne pour lui et qu’il ne peut décevoir, puis chez ses nouveaux collègues qui lui ont ou non donné leur voix, chez ses admirateurs et ses admiratrices… » (Victor Hugo, ouvrage cité, p. 827).

[2Claire est pensionnaire d’un établissement de Saint-Mandé depuis 1836 et c’est Hugo qui paie ses frais de scolarité à la place de son véritable père, le sculpteur James Pradier.

[3Juliette fait allusion à la scène à laquelle Hugo a assisté la nuit du 9 au 10 janvier. Jean-Marc Hovasse rapporte que, « deux jours seulement après avoir été élu à l’Académie, en sortant d’un brillant dîner chez Delphine et Émile de Girardin, qui habitaient alors en haut de la rue Laffitte, [il] est témoin d’une scène de rue susceptible de lui redonner le sens des réalités – si tant est qu’il l’ait jamais perdu. Il avait beaucoup neigé cette nuit-là. Le nouvel élu portant des souliers minces, il ne put revenir à pied chez lui ; tournant alors le dos à Notre-Dame-de-Lorette, il s’en alla attendre un cabriolet à l’angle de la rue Taitbout et du boulevard des Italiens ». Il vit alors un jeune homme planter une boule de neige dans le dos d’une prostituée qui riposta. S’ensuivit une bataille interrompue par les sergents de ville qui emmenèrent la fille sans inquiéter le jeune homme. Hugo suivit l’attroupement qui s’était formé jusqu’au commissariat et finit par entrer pour témoigner en faveur de la prostituée menacée de six mois de prison. Il osa signer de son nom sa déposition et la presse spécialisée garda le silence. Plus tard, cette scène sera réutilisée par Hugo dans Les Misérables : la fille deviendra Fantine, le commissaire Javert, l’homme M. Bamatabois et Hugo Monsieur Madeleine (Victor Hugo, ouvrage cité, p. 827 et 828).

[4S’agit-il de Joseph Langlé, dit Ferdinand Langlé (1798-1867), dramaturge, journaliste et fondateur des Pompes funèbres générales, parent d’Eugène Sue ? Le 23 mars 1843, Dupeuty et lui feront jouer aux Variétés leur parodie des Burgraves : Les Buses-Graves, en trois actes et en vers.

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