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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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7 juillet [1837], vendredi matin, 9 h. ½

Bonjour mon cher petit homme, bonjour. Je vous aime. Je suis furieuse. Tout cela se mêle très bien et fait un [singe-frit ?] où l’amour domine peut-être un peu trop. Car si je vous aimais moins, vous seriez plus empressé, c’est bien sûr.
J’ai passé ma nuit à rêver de vous. C’est bête ! Je vous demande un peu à quoi vous pouvez passer votre temps. Car enfin il faut bien, si peu que ce soit, que vous preniez un peu de repos. Eh ! bien, pourquoi ne pas me donner la préférence ? Je vous arrangerai pas cher, autant moi qu’une aute [1]. JEUNE HOMME, VOUS VIEILLISSEZ et vous ne RELISEZ PAS ASSEZ RACINE [2]. AH ! SI JE N’ÉTAIS PAS TROMPETTEb [3] ! Enfin, mais un vertueux père est un don précieux qu’on ne reçoit qu’une fois de la bonté des dieux [4]. C’est ce qui fait que quand on n’a pasc beaucoup d’argent votre fortune est faite [5], etc.
J’ai renvoyé Claire ce matin. La bonne n’est pas encore revenue. Je suis donc seule, abandonnée à toutes les tentations. Et Dieu sait que la plus forte, celle à laquelle je livre un combat corps à corps, c’est celle d’aller vous tirer par les pieds et les oreilles dans votre taudis. Jour je t’aime.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16331, f. 23-24
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein


a) Le mot est souligné deux fois.
b) Le mot, écrit en très grosses lettres, occupe à lui seul toute la ligne. 
c) « on a pas ».


7 juillet [1837], vendredi soir, 7 h. ½

Tu ne veux pas que je sois triste et inquiète de l’avenir, mon cher bien-aimé. Je ferai tout mon possible pour t’obéir, mais je ne peux pas m’empêcher de penser quel fardeau je suis pour toi [et  ?] comment le meilleur de notre amour s’en va, le tien dans un travail sans relâche, le mien dans l’isolement le plus difficile à supporter car je t’aime passionnément. Tu veux que je sois gaie parce que tu es bon et généreux, parce que tu sais oublier ton dévouement de tous les instants. Mais moi je m’en souviens toujours. Je suis triste et découragée quelquefoisa parce qu’il me semble que tu finiras par y laisser ta santé ou ton amour, deux choses sans lesquelles je ne peux pas vivre. Voilà, mon cher bien-aimé, pourquoi je souffre de chacun des retards apportés à l’érectionb de ce théâtre où j’espère me fourrer et gagner ma vie honnêtement [6]. Mais je t’aime tant et je suis si touchée de voir que tu t’inquiètes de mes tristeries que je veux être GEAIE rien que pour te remercier de ta bonté ineffable. Jour mon petit o. Voyez un peu cette exécrable plume comme elle arrange mon style. On croirait que je ne sais pas ÉCRIRE et pourtant… Mais la modestie sied bien au talent et la passion à l’amour. C’est pourquoi je vous baise de toutes mes forces.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16331, f. 25-26
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein

a) « quelques fois ».
b) « l’herection ».

Notes

[1Juliette utilisera cette même formule dans plusieurs autres lettres, par exemple celle du 16 octobre 1838, après avoir écrit : « Il faut bien que tu déjeunes ? », ou dans celle du 17 février 1845 lorsqu’elle exprime son désir de recopier un manuscrit de Hugo. L’orthographe « aute » est volontaire (on la trouve à d’autres occurrences), et imite un parler populaire. D’où le soulignement double du mot : une fois pour l’inclure dans la formule globale formée par toute la phrase, une seconde pour marquer la faute d’orthographe volontaire.

[2La lecture de Racine recommandée à Hugo est un leitmotiv des lettres des derniers jours.

[3L’allusion reste difficile à déterminer. Il peut s’agir d’un amalgame de plusieurs idées : le terme argotique « trompette » désigne un colporteur de nouvelles ou une personne bavarde et ayant du mal à garder des secrets ; mais il faut penser également à l’implicite évocation des tromperies de Hugo, ou encore à un jeu phonique qui assimilerait le mot au terme « pompette », ce qui reviendrait ici à un aveu d’ivresse.

[4Juliette cite presque exactement les vers de la transposition d’Hamlet par Ducis : « Mais un vertueux père est un bien précieux / Qu’on ne tient qu’une fois de la bonté des dieux ». Juliette a joué le rôle d’Elvire dans Hamlet de Ducis le 17 janvier 1826 à la Salle des Beaux-Arts à Bruxelles [Remerciements à Gérard Pouchain]. 

[5Le contexte laisse à penser qu’il s’agit là d’un autre clin d’œil citationnel ou proverbial, à élucider.

[6Allusion au projet d’un « Second Théâtre-Français » que Victor Hugo n’est pas le seul à appeler de ses vœux : lui, Dumas père et Casimir Delavigne ont envoyé dans ce sens une requête au ministre de l’Intérieur en octobre 1836, suite à quoi un privilège a été accordé à Anténor Joly. Au printemps 1837, celui-ci projette de faire bâtir une salle rue de Richelieu mais il essuie un refus. Ce qui deviendra le Théâtre de la Renaissance est donc toujours en pourparlers au moment où Juliette écrit sa lettre. C’est en décembre 1837 qu’Anténor Joly se résoudra à louer la salle Ventadour et y fera pratiquer des travaux, avant l’ouverture des portes avec Ruy Blas, le 8 novembre 1838.

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