Université de Rouen
Cérédi - Centre d'étude et de recherche Editer-Interpréter
IRIHS - Institut de Rechercher Interdisciplinaire Homme Société
Université Paris-Sorbonne
CELLF
Obvil

Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

Accueil > Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo > 1839 > Février > 25

25 février [1839], lundi, midi ¾

Bonjour mon bien-aimé, bonjour comment vas-tu ce matin ? Tu n’as pas eu de coliques, j’espère, et tes beaux yeux vont comme je le désire : bien ? Il fait un temps qui rendrait malade et triste le plus gai et le mieux portant. Quanta à moi, à part quelques heures de sommeil dans la matinée, j’auraib passé une nuit blanche. Je n’ai pu dormir de la nuit, j’ai eu des insomnies sans relâche. Encore si je vous avais eu près de moi je me serais vengée sur vous et j’aurais utilisé ma veille, mais toute seule c’est fort embêtant, fort long et fort fatigantc. Si je n’avais pas craint que vous ne trouviez mauvais que je vous écrive dans la nuit, je me serais amuséed à vous rendre vos deux lettres d’hier, mais qui peut répondre de vos lubies ? Et comme je ne croyais pas tout à fait impossible que vous reveniez cette nuit, j’ai préféré me retourner dans mon lit jusqu’au jour que de vous inquiéter une minute. Voilà à quoi votre jalousie aboutit. Quante à moi qui ne suis pas JALOUSE, je vous dirais que je ne sais où donner de la tête de chagrin en pensant qu’il va falloir refaire une distribution de vos admirables rôles de Marion et doña Sol tandis que moi je ne trouve même pas à débuter. Quand je pense à cela, il me prend des accès de jalousie et de désespoir qui m’effrayent moi-même. Je t’aime.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16337, f. 195-196
Transcription de Madeleine Liszewski assistée de Florence Naugrette

a) « Quand ».
b) « J’aurais ».
c) « fatiguant ».
d) « amusé ».
e) « Quand ».


25 février [1839], lundi après-midi, 1 h.

Je devrais dater ces deux lettres d’hier car ce sont celles d’hier que je te donne aujourd’hui grâce au généreux crédit que tu m’as fait. J’ai terminé ma première lettre un peu brusquement faute de papier mais je comptais sur celle-ci pour suppléera au manque d’espace de l’autre. J’étais en train de me désoler de mon inaction et du peu d’espoir que j’ai de voir utiliser le peu d’intelligence et le grand courage que Dieu m’a redonné pour mon avenir. Je sens que le jour où j’aurai perdu tout espoir d’avenir de ce côté, la tête me tournera et que je ferai quelque acte de folie irréparable. Ce n’est pas ma faute car je me raisonne et je fais ce que je peux pour être résignée, mais le jour où j’aurai perdu tout espoir d’avenir au théâtre…
Je ne veux pas achever ma pensée parce qu’elle est trop horrible et que j’espère que le bon Dieu aura pitié de moi.
C’est si triste d’être jalouse. C’est si affreux la misère et l’abandon. Je ne veux plus penser à cela car toutes mes mauvaises pensées me reviennent enfin. Je t’aime, comment vas-tu ? Lanvin n’est pas encore venu chercher ses paquets. Je n’ai plus pensé hier à te montrer qu’il n’y avait qu’un pantalon à toi. Au reste, tu peux me croire et pour plus de sûreté je m’en assurerai encore quand je serai levée. Je t’embrasse d’ici là en pensée et en désirs.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16337, f. 197-198
Transcription de Madeleine Liszewski assistée de Florence Naugrette

a) « supléer ».


25 février [1839], après-midi, 2 h. ¼

Je m’en veux, cher bien-aimé, des choses folles et tristes que je t’ai écrites, mais comme dans nos conventions je ne peux pas les jeter au feu, je profite de la lettre d’aujourd’hui pour atténuer et rétracter celles d’hier. Pardonne-moi les paroles envieuses, jalouses et insensées qui me sont échappéesa, j’étais vraiment bien malheureuseb et bien exaspérée en te les écrivant. Personne, pas même toi ne saura jamais ce que je souffre et de quelle nature sont mes souffrances. Ce que je peux te dire comme si j’étais déjà devant Dieu, c’est que je t’aime comme jamais homme n’a été aimé et que dans mon ambition comme dans mon désespoir il n’y a que de l’amour. Donne-moi ta chère petite main que je la baise. Pardonne-moi et aime-moi. Si je vous avais eu cette nuit auprès de moi, toutes ces méchantes pensées ne me seraient pas venues et j’aurais été la plus heureuse des femmes. C’est donc votre faute et non la mienne. Jour mon Toto. Jour mon petit o. Papa est bien i. Et mon RÉGNIER ? ET MES ARMOIRIES ? et ma POUPÉE ? et mon BONHEUR ??????c Quand me donnerez-vous tout ça ? Jamais, n’est-ce pas, vieux avare ? Eh bien moi je vous donne tout ce que j’ai, y compris ma bêtise et ma méchanceté qui ne font pas le plus gros lot, quoi qued vous en disiez.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16337, f. 199-200
Transcription de Madeleine Liszewski assistée de Florence Naugrette

a) « échappés ».
b) « malheureuses ».
c) Les points d’interrogation courent jusqu’à la fin de la ligne.
d) « quoique ».


25 février [1839], lundi soir, 6 h. ¾

Je t’écris encore auparavant mon dîner, mon cher adoré, parce que ne t’ayant pas vu depuis tantôt, je sens le besoin de me rapprocher de toi, au moins par la pensée. Si nos lèvres ne se touchent pas, nos âmes seront peut-être plus heureuses et pourront s’étreindre à travers l’espace par la pensée et par l’amour. J’ai été bien occupée toute la journée, je ne suis même pas encore débarbouillée mais je n’ai pas cessé une seconde de t’aimer et de te désirer. Lanvin est venu chercher ses paquets tantôt. Il était pressé et ne s’est pas arrêté, cependant il a eu le temps de me dire que Le Jugement dernier avait été fort sifflé hier [1]. Je souhaite pour les auteurs que ce ne soit pas le dernier jugement du public. En attendant j’ai la plus grande et la plus juste indignation contre toute cette hideuse boutique. Je suis prête à faire ce que tu jugeras le plus convenable pour nous séparer avec dignité de ces deux ignobles goistapioux [2] à qui tu as tout donné même la possibilité d’être impudentsa et misérablement ingratsb envers toi. Est-ce que je ne te verrai pas avant mon dîner ? C’est bien triste. Je t’aime pourtant de toute mon âme.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16337, f. 201-202
Transcription de Madeleine Liszewski assistée de Florence Naugrette

a) impudent
b) ingrat

Notes

[1Le Jugement dernier, opéra sacré en un acte, paroles de M. E. Burat de Gurgy, musique de M. A . Vogel, représenté sur le Théâtre de la Renaissance le 22 février 1839.

[2Joly et Villeneuve avec qui Victor Hugo est en mésentente.

SPIP | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0
(c) 2018 - www.juliettedrouet.org - CÉRÉdI (EA 3229) - Université de Rouen
Tous droits réservés.
Logo Union Europeenne