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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Guernesey, 1er janvier 1857, jeudi après-midi, 3 h.

Cher adoré, je passerais toutes les heures de ma vie à t’écrire et j’aurais à ma disposition toutes les ressources de l’esprit, de la poésie et du génie que je ne parviendrais pas à te dire tout mon amour pas plus que je ne pourrais dessécher l’océan, eusséa-je à ma disposition tous les récipients du monde. Mais il suffit d’un mot pour contenir tout mon cœur et toute mon âme et d’une goutte d’eau pour contenir la mer. Ce mot, cette goutte, cette fraction et ce tout de moi-même le voici : JE T’AIME. Il me tient tout entière et il est fait de tout mon moi. Je t’écrirais pendant des millions, des millions et des millions d’années et pendant des éternités, si les éternités pouvaient se nombrer, que je ne verrais pas la fin de ce mot qui commence à la première minute où je t’ai vu. C’est pour cela, mon adoré, que je trouve tant de bonheur à te gribouiller mes RESTITUS et que j’attache si peu d’importance à t’en encombrer. Ne prends donc pas en mauvaise part mes inexactitudes de PLUME car pendant qu’elle s’arrête honteuse et découragée de son insuffisance, mon âme compose des sublimes poèmes d’amour que Dieu écrit pour toi en lettres de flamme sur un divin manuscrit que tu liras dans le paradis. En attendant je veux que tu saches combien je suis comblée de ta chère petite lettre qui contient plus de bonheur qu’elle n’est grosse et de tes splendides dessins [1] semblant les décalques fidèles de tes chefs-d’œuvreb littéraires qui font que je les confonds dans mon admiration et que je pourrais m’y tromper si j’avais à les classer dans un musée et dans une bibliothèque. Je ne sais pas si mes paroles ne rendent pas ma pensée inintelligible comme cela m’arrive presque toujours, mais je sais que je suis bien heureuse, bien éblouie et bien fière et que je t’aime, que je t’admire et que je t’adore de tout mon cœur, de tous mes yeux et de toute mon âme.
Voici bientôt la nuit, mon pauvre bien-aimé, et tu n’as pas encore mis en ordre tous les nombreux et royaux cadeaux que tu veux faire aujourd’hui sans compter que je ne te vois pas et que tu dîneras probablement chez Téléki ce soir. Mais si tu es heureux, si ta charmante fille est rayonnante, tout est pour le mieux et je suis très contente de mon lot. En attendant il paraît que ce brave Terrier était au septième ciel (il y avait de quoi) de son magnifique dessin et Mlle Allix était si enchantée du sien qu’elle m’en a donné un petit pot MASON [2] très gentil du coup qu’elle m’a apporté elle-même avec force compliments que je vous renvoie, mon adoré.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16378, f. 1-2
Transcription de Chantal Brière

a) « eussai-je ».
b) « chefs-d’œuvres ».

Notes

[1À l’occasion de l’année nouvelle, Victor Hugo envoyait des dessins à ses proches et à ses amis. La « chère petite lettre », datée du 1er janvier 1857, dont parle Juliette est en effet très brève : « Cette lettre n’est pas une lettre ; ce n’est qu’un mot ; mais ce mot, tout court qu’il est, mon doux ange, renferme un baiser long comme la vie et un amour long comme l’éternité. » (Massin, CFL, t. X, p. 1353)

[2Miles Mason fut importateur de porcelaine chinoise à Londres puis il devint fabricant. La marque Mason’s est l’une des plus célèbres de la production anglaise.

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