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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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20 janvier [1847], mercredi après-midi, 4 h. ¼

Je ne me plains pas, mon doux bien-aimé, car je sais combien tu es pris dans ce tourbillon de choses toutes pressées, toutes pressantes, toutes à faire à la fois. Je ne me plains pas parce que tu es bon pour moi et parce que je crois que tu m’aimes et que tu souffres un peu peut-être de la pensée de me laisser si souvent seule. J’espère que tu trouveras quelques minutes pour venir m’embrasser tout à l’heure, cependant je n’ose pas trop y compter. J’aime mieux avoir le plaisir de la surprise que le chagrin de la déception. Mais quoi qu’il arrive je te désire autant que je t’aime et plus que de toutes mes forces.
Louise [1] vient de venir. Elle m’a dit que l’affiche d’aujourd’hui annonçait encore la reprise de Lucrèce Borgia pour demain. Il paraîtrait d’après cela que les Cogniards [2] n’auront pas pu attendre jusqu’à samedi ? Pour mon compte j’aurais préféré que ce fût pour samedi. Cependant j’irai demain avec mes deux jeunes filles [3] à moins que tu ne le veuilles pas, ce qui n’est pas probable puisque tu sais combien je le désire. Je te sais si bon que je n’ai pas la moindre inquiétude à ce sujet. Aussi, quel que soit le jour qu’on donne ma belle Lucrèce, je suis sûre d’y assister. N’est-ce pas que j’ai raison ?
Vous avez bien perdu de n’être pas à ma place dans ce moment-ci car Mme Triboulet [4] est venue secouer son panache et arrondir sa jupe de velours jusque sous la croisée. Cette pauvre femme en a été pour ses giries [5] et pour ses frais de minauderies, ce dont elle vous gardera rancune, vous pouvez y compter. Quant à moi j’ai dédaigné de prendre ma revanche avec son gros notaire de mari. Je réserve mes moyens pour mieux que cela. En attendant, prenez garde où vous poserez vos regards ce soir car je vous en tiendrai bon compte. Je ne suis déjà pas si contente et pour peu que vous me poussiez un peu à bout je suis capable de tout, même de vous arracher les yeux.
Mon Dieu que j’ai le cœur gros en pensant que je ne te verrai probablement pas avant demain. Tu ne peux pas te figurer ce que c’est pour moi qu’une journée tout entière sans te voir. C’est plus qu’une tristesse, plus qu’un chagrin, c’est un malheur. Je t’aime trop, mon adoré, c’est bien vrai.

Juliette

MVH, α 8981
Transcription de Nicole Savy

Notes

[1À élucider.

[2Les frères Cogniard, vaudevillistes à succès, dirigent la Porte-Saint-Martin.

[3Les sœurs Louise et Julie Rivière.

[4On ne sait à qui Juliette fait ici allusion, en utilisant ce sobriquet emprunté au héros bouffon du Roi s’amuse.

[5Plainte importune, hypocrite ou sans sujet (Larousse, GDUL).

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