10 janvier [1847], dimanche, 10 h. du matin
Bonjour, mon Toto bien-aimé, bonjour mon cent millions de fois ravissant Toto, bonjour je t’aime. Je ne te vois presque pas mais je t’adore. Je grogne mais je t’admire. Tu as été écrasant hier à cette commission. J’aurais donné tout au monde pour te voir au milieu de tous ces gens forcés de se courber devant ton génie, devant ta générosité et ta dignité. Quel triomphe pour le bon droit et pour le bon sens, quel aplatissementa de la stupidité, de la mesquinerie et de la malveillance. Quel bonheur d’assister à ce combat. Je donnerais des années de ma vie pour ces quelques heures de séance. Cher adoré, tout cela te fatigue et nous prend notre bonheur. Hélas ! je suis comme l’apôtre Journet, je ne suis pas parfaite, tant s’en faut. Je ne suis pas non plus comme Fénelon. Avant la patrie, l’humanité [1], je fais passer mon amour, c’est-à-dire je ferais passerb si j’en avais le choix. Mon égoïsme en ce genre ne connaît pas de borne et je mets avant toute chose au monde le bonheur de t’aimer et d’être avec toi. Si je suis hideuse, tant pire [2], cela ne me regarde pas. Je n’ai aucune ambition de prix Montyon [3] ni de canonisation, je laisse cela aux Moëssards [4] et aux apôtres de tous les siècles. T’aimer, t’aimer, t’aimer, voilà mon credo.
Demain encore je ne te verrai presque pas avec la séance royale et ton chancelier [5]. Je suis furieuse contre tous ces obstacles à mon bonheur. Si je pouvais escamoter tout cela, y compris la charte et son premier paragraphe : tous les hommes sont égaux [6] etc. etc., je le ferais sans le moindre scrupule et sans le moindre remords pour la perruque du Pair Pasquier et la grosse bêtise de la susdite charte, avec le respect que je lui dois. Voilà, je ne m’en cache pas, au contraire. Je suis prête à embrasser toutes les religions et tous les systèmes politiques qui te laisseraient libre d’être avec moi toujours. Ma conviction sur le trône et l’autel n’est qu’à ce point de vue. Si je suis une médiocre patriote, en revanche je suis une amoureuse consommée et personne ne me dégoterac [7] à ce sujet. Je m’en fais honneur zé gloire.
Que faites-vous aujourd’hui, mon Toto, quel chien… de Cavé avez-vous à fouetter, quelle commission ou quelle séance avez-vous à bousculer, dites ? Il est probable que vous n’aurez pas encore un moment à me donner aujourd’hui, j’en ai plus peur qu’envie. Enfin je sais que ce n’est qu’à votre corps défendant et en bisquant de toutes vos forces que vous êtes le plus grand, le plus noble et le plus admirable des pourfendeurs d’abus et de monstruosités littéraires, politiques et autres. Je vous plains, je vous admire et je vous adore.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16365, f. 3-4
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette
a) « applatissement ».
b) « passé ».
c) « dégottera ».