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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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12 mai 1846

12 mai [1846], mardi matin, 8 h.

Quelle nuit, mon adoré, quelle épouvantable nuit je viens de passer auprès du lit de ma pauvre fille. Je l’ai crue morte trois fois par la perte du sang que je ne pouvais pas arrêter malgré la poudre de colophane et les compresses d’amadou [1]. La dernière fois que Suzanne est allée chercher de la poudre et des compresses chez le pharmacien, à trois heures du matin, j’ai été moi-même saisie d’un spasme tellement violent que je n’ai eu que le temps de me traîner avec la bouteille au vinaigre jusqu’à la fenêtre de ma chambre. J’y suis restée à moitié morte d’effroi et de chagrin jusqu’au retour de Suzanne. Enfin à cinq heures du matin j’ai été maîtresse de l’hémorragie. Je me suis fourrée dans mon lit pour me réchauffer jusqu’à sept heures. Et me voici t’écrivant tous les douloureux souvenirs pour tâcher de m’en débarrasser et de les oublier une fois que je les aurai dits. Ô mon Victor quelle nuit ! J’espère que le bon Dieu m’en tiendra compte quand viendra le moment des expiations. C’est à force de penser à toi, c’est à force de t’aimer et de prier Dieu que j’ai retrouvé des forces pour soigner cette pauvre enfant dont la vie s’en allait avec des flots de sang. Ce matin elle est si faible que je ne peux pas distinguer si elle va mieux. J’ai tant pleuré et je pleure encore si fort que j’y vois à peine pour t’écrire la place où je mets toute mon âme.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16363, f. 37-38
Transcription de Marion Andrieux assistée de Florence Naugrette
[Souchon]


12 mai [1846], mardi, midi ¾

Je t’ai écrit ce matin sur l’impression de l’horrible nuit que je venais de passer auprès de mon pauvre enfant, mon cher bien-aimé adoré. Maintenant que le jour est revenu, que je me rends compte de ce qui se passe autour de moi mieux que dans cette atroce nuit, je viens à toi pour te demander pardon du chagrin involontaire que je t’ai fait hier ainsi qu’à ma pauvre fille. J’étais si convaincue de la nécessité de cette saignée et j’avais tant besoin des quelques minutes de bonheur que je prends dans le trajet de chez moi à la voiture quand je te reconduis, que je suis devenue féroce et presque folle en voyant cette malheureuse enfant se refuser à cette saignée, et l’espoir de te voir quelques instants de plus perdu. N’est-ce pas, l’amour rend bien méchant ? Même l’amour maternel. Je te demande pardon, comme je l’ai déjà fait à elle et au bon Dieu de cet accès de férocité absurde. D’ailleurs j’en ai été assez et trop punie cette nuit par les atroces terreurs que j’ai euesa en voyant cette pauvre enfant presque sans vie dans mes bras. J’espère que le bon Dieu m’a pardonnée et qu’il ne me fera plus jamais repasser par des angoisses aussi terribles. Je crois que ma raison n’y résisterait pas deux fois. C’est à force de t’aimer et de prier que je dois de n’avoir pas succombéb à l’atroce spasme qui me tenait le cœur et la tête. M. Pradier est venu ce matin à neuf heures et demie. Je te dirai ce qu’il a dit de gaic et d’ingénieux à sa fille. Heureusement qu’elle est trop faible pour en avoir été affectée. [illis.] à part son excessive [plusieurs mots illisibles] qu’elle va bien. Voilà déjà bien des fois que je me fais cette illusion. Le bon Dieu devrait bien avoir pitié de nous et la changer en une heureuse réalité. En attendant je t’adore.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16363, f. 39-40
Transcription de Marion Andrieux assistée de Florence Naugrette

a) « eu ».
b) « succomber ».
c) « gaie ».

Notes

[1La colophane et l’amadou sont des substances résineuses utilisées pour arrêter les hémorragies.

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