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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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10 mai 1846

10 mai [1846], dimanche matin, 8 h. ½

Bonjour mon Victor bien-aimé, bonjour mon adoré petit Toto, bonjour. Je t’aime, je t’aime, je t’aime, je t’aime. Ma fille dort encore et je profite de son sommeil pour t’écrire toute chose cessante. M. Triger, que j’ai revu hier dans l’omnibus à la barrière, m’a dit qu’il n’était pas content de l’état de cette pauvre enfant et qu’il reviendrait aujourd’hui. Il a prescrit le lait chaud de vache deux fois par jour si elle peut le digérer et à son défaut, le lait de chèvre comme plus léger. Tu vois, mon pauvre adoré, que le temps, au lieu d’améliorer la santé de cette pauvre enfant, ne fait que nous enlever une à une toutes nos espérances. Pour moi, j’ai le cœur plein d’inquiétude et de chagrin. Je suis tout à fait décidée à avoir une consultation de M. Louis. J’en parlerai aujourd’hui au père pour qu’il le fasse venir le plus tôt possible. Bien entendu que M. Triger sera averti du jour et de l’heure pour s’y trouver. Cher adoré bien-aimé, je tourne ma pensée vers toi, toujours pour me redonner du courage et de la confiance. Je t’aime de toute mon âme et je te bénis à tous les instants de ma vie.
Tâche de venir aujourd’hui, mon Victor adoré, car je n’ai de force, de courage et d’espoir qu’autant que tu m’en donnes. Je n’ai de joie et de bonheur qu’autant que je te vois. Sans toi, tout est sombre, menaçant, triste et douloureux. Je t’espère, je t’attends. Je te désire, je t’adore.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16363, f. non numéroté
Transcription de Marion Andrieux assistée de Florence Naugrette


10 mai [1846], dimanche après-midi, 2 h.

Mon aimé, mon aimé, mon bien-aimé, mon adoré Victor, mon doux ami, mon ravissant petit Toto, je voudrais te rendre toutes les adorables choses qui sont dans ta chère petite lettre [1] et je ne trouve que ces deux mots : Je t’aime. Ma pensée est faite de ces deux mots. Mon esprit n’a que ces deux mots pour exprimer l’amour infini, sans borne et inexprimable qui me remplit le cœur. Ma vie toute entière est dans ces deux mots : Je t’aime. C’est avec ces deux mots que je paraîtrai devant le bon Dieu, et ce seront ces deux mots qui m’ouvriront la porte du paradis. J’ai lu à ma pauvre fille tout ce que tu lui dis de doux, d’aimable, de tendre et de charmant. Elle en a été transportée de reconnaissance et de bonheur, et elle en a oublié, dans ce moment-là, tout son mal. La fièvre n’a pas diminué depuis trois jours. M. Triger m’avait promis de venir aujourd’hui. Jusqu’à présent, il n’est pas encore venu. M. Pradier est venu ce matin avec son petit garçon [2]. Il a été très affectueux avec sa fille et il lui a promis de faire tout son possible pour revenir dîner tantôt avec toute sa famille. Mais je pense que le mauvais temps mettra obstacle à ce projet. Pendant qu’il lui faisait cette promesse qui la faisait rayonner, moi je pensais avec chagrin que je ne te verrais probablement pas aujourd’hui et j’avais mes yeux remplis de larmes. Ta douce lettre, en me consolant de ton absence, ne m’a pourtant rien enlevé de cette tristesse tendre qui ne ressemble en rien aux autres tristesses. C’est une tristesse faite avec les baisers qu’on ne peut pas donner, avec les caresses qu’on ne peut recevoir, avec les sourires dont on se souvient, avec les yeux qui regrettent la noble figure adorée. Rien ne peut distraire de cette tristesse ineffable, pas même tes adorables lettres dans lesquelles cependant je puise tout mon courage et tout ma résignation pour t’attendre jusqu’au lendemain. Sans elles, cette tristesse serait du désespoir. Ce serait quelque chose d’affreux et d’insupportable, dont la seule pensée m’épouvante. Aussi, tu penses avec quelle reconnaissance je les accueille, ces divines petites lettres. Il me semble qu’à force des les baiser, elles s’animent sur mes lèvres et qu’elles me rendent caresse pour caresse. Je suis folle pendant quelques instants et puis la raison me revient avec la douloureuse pensée que je ne te verrai pas de la journée. Tous les soirs quand je me couche, je pleure en songeant que tu es loin de moi et que tu ne viendras pas auprès de mon lit comme tu en avais pris la douce habitude. Depuis huit nuits je ne me suis pas couchée une seule fois sans t’envoyer des baisers tout humides de larmes. Cette chère enfant ne saura jamais ce qu’elle coûte à mon pauvre cœur. Dieu veuille que tous ces sacrifices me soient comptés et que je la tire de l’affreuse maladie à laquelle elle est en proie. Je prie et j’espère. Je t’attends et je t’adore.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16363, f. 29-30
Transcription de Marion Andrieux assistée de Florence Naugrette
[Souchon]


10 mai [1846], dimanche après-midi, 4 h.

Je viens de relire ta bonne et adorable lettre, mon doux aimé, et j’y réponds pour la seconde fois, au risque de te paraître bien ennuyeuse et bien monotone. Si je m’écoutais et si je n’en étais pas empêchée par les soins à donner à cette pauvre chère enfant, j’y répondrais jusqu’au moment où je te reverrais parce que l’amour que je ne peux pas te donner des yeux, des lèvres et de l’âme, il faut que je te le donne en pensée. Ce n’est pas une plume qui noircit du papier avec des gribouillages illisibles, c’est un cœur trop plein qui s’épanche et qui verse tout son amour au hasard et comme il peut. Tes lettres le font déborder en le remplissant d’admiration, de reconnaissance et d’adoration comme ta vue m’enivre et me fait sauter de joie et de bonheur. M. Triger n’est pas encore venu. Je tremble qu’il ne vienne pas. Jamais cette pauvre enfant n’a autant toussé que ce matin. Dans ce moment-ci elle dort mais ses joues sont toujours empourprées par la fièvre. Je me retiens de pleurer pour ne pas l’effrayer et pourtant je sens que j’en ai bien besoin car j’étouffe. Depuis tantôt je relis tes bonnes et adorables lettres pour y prendre du courage et de la force dont j’ai plus besoin que jamais. Sans toi, sans ton amour, je ne sais pas ce que je serais devenue. Tu es la joie de ma vie et tu es ma providence. Je t’aime pour ton exquise beauté. Je t’adore pour tes divines perfections qui tiennent plus du Dieu que de l’homme. C’est en toi en qui je me confie, c’est en toi en qui j’espère. Tu es mon tout bien-aimé dont je voudrais baiser les pieds respectueusement, pour lequel je voudrais donner tout mon sang. À demain. Hélas, que c’est long demain et quel vilain mot pour un pauvre cœur impatient de revoir son bien-aimé. Je ne veux plus t’écrire ce vilain mot. J’aime mieux à bientôt, cela me fait mieux illusion. À bientôt donc et à toujours pour t’aimer de toute mon âme.

BnF, Mss, NAF 16363, f. 31-32
Transcription de Marion Andrieux assistée de Florence Naugrette

Notes

[1La voici (publiée par Jean Gaudon, ouvrage cité, p. 154) : « Samedi, minuit ½ / Tu dors en ce moment, mon doux ange bien aimé, moi je veille et je songe à toi. Je songe que c’est l’heure où j’étais souvent près de toi, et si je n’ai pas ta présence, cher trésor, je veux que tu aies au moins ma pensée. Je commence pour toi cette lettre que j’achèverai demain. Je viens de lire et de baiser ton adorable lettre, je l’ai toute dans l’âme, c’est elle qui ressort dans celle-ci et je t’envoie comme l’écho de tes douces tendresses et de tes exquises paroles. Douce aimée, je t’envoie aussi, ainsi qu’à ta Claire, tous les bons rêves qu’il y a dans le ciel. Je voudrais vous faire à toutes les deux un sommeil d’anges puisque vous avez des âmes d’anges. / Tantôt, en te quittant, je t’ai suivie des yeux jusqu’à ce que ton châle vert n’ait plus été qu’un pauvre petit point imperceptible qui a disparu enfin, hélas, dans un tournant de la route. Je t’emportais dans mon cœur, et je sentais que tu m’emportais dans le tien. / Dors bien, mon amour. Dormez bien toutes les deux, chères têtes que Dieu bénit et que j’aime ! / Dimanche 9 h. ½ du m. / Je t’écris de bonne heure et je vais mettre moi-même tout de suite la lettre à la poste pour que tu l’aies avant ce soir. Ô ma bien-aimée, ma Juliette, que je souffre de te sentir loin et de te savoir triste ! Si tu voyais ce qu’il y a dans mon cœur pour toi, tu te sentirais proche malgré l’éloignement et heureuse malgré les afflictions ! Je ne pense à toi qu’avec l’attendrissement dans l’âme et les larmes aux yeux ! Il n’a jamais existé une femme plus charmante, plus généreuse plus noble et plus honnête. Ta fille te ressemble, et je l’aime de te ressembler. Pauvres doux êtres, je voudrais qu’il fût en mon pouvoir de vous faire de cette terre un paradis. Ma bien aimée, donne un sourire pour moi à ta chère fille, je te donne à toi un baiser – Mille baisers – Toute mon âme.
À demain. À toujours. Encore un baiser, mon ange. Aime-moi ! »

[2John Pradier, né le 21 mai 1836.

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