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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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14 décembre [1846], lundi matin, 11 h. ½

Jour Toto, jour mon cher petit O, jour mon amour adoré. Je vous baise au grand jour, à la face du soleil et des voisins. Bonjour comment vous portez-vous ? Bien si j’en crois le désir et le besoin que j’ai de votre bonne petite santé.
C’en est mort il est fait ! [1] Mes deux fauteuils, dont une chaise, sont partis chez Jourdain se faire rhabiller ce matin. Ce n’était pas du luxe car Dieu merci ils étaient assez dépenaillés. Vous savez que j’ai été très obéissante et que j’ai bien demandéa le prix avant. Aussi maintenant, je suis tranquille et je vis en paix avec ma conscience de Juju et la pensée d’avoir bientôt deux magnifiques fauteuils splendidement recouverts. Je doute que dans Saturne ou dans Jupiter il y en ait de plus chique [2]. On peut s’en assurer auprès de l’apôtre Journet pour plus de certitude. Maintenant que je n’ai plus à m’inquiéter de l’avenir de mes deux fauteuils, dont une chaise, je vous dirai que j’ai déjà commencé à copier tout à l’heure. Je voudrais tant savoir ce que vous faites de mon pauvre malheureux Jean Tréjean dans la suite ; que je fais tous mes efforts pour arriver à la barrière du chapitre inconnu le plus tôt possible. Malheureusement vos gribouillis sont tellement emmêlés que je passe une heure devant chaque lettre de chaque mot, ce qui n’est pas le moyen d’avancer vite. Enfin c’est égal, je me dépêche le plus que je peux et j’espère ce soir être bien prèsb du but, sinon arrivée tout à fait. J’aurais eu cependant bien du bonheur à vous aller chercher tantôt à votre commission par ce beau temps-là. Enfin, puisque cela ne se peut pas, je me vengerai sur mon manuscrit le plus que je pourrai. Jour Toto, jour mon petit Toto, je vous aime et vous ? Je suis jalouse et vous ? Hélas ! Il y a longtemps que cette maladie vous a passé. Mais, par contrecoup, la mienne s’en est encore augmentéc ce qui n’est ni juste, ni consolant, ni gai. Je ne veux pas m’étendre là-dessus pour ne pas tomber dans les rengaines, trop connues pour vous, de mes tristesses et de mes regrets et de mes craintes. J’aime mieux vous parler d’Alphonsine [3] et de la duchesse d’E… [4], c’est plus drôle et surtout plus actuel. Baisez-moi scélérat et tenez-vous bien sur vos gardes……. du corps car je vous promets de bonnes graffignades [5] et de bonnes pochades en veux-tu en voilà. Je vous réponds que la calliplastie [6] aura fort à faire une fois que j’aurai passé sur votre figure.
En attendant, profitez bien de votre reste car je ne vous en laisserai guère bientôt. Sur ce baisez-moi et méfiez-vous.

Juliette

MVH, α 7825
Transcription de Nicole Savy

a) « demander ».
b) « prêt ».
c) « augmentée ».

Notes

[1Anecdote venue du monde du théâtre, citant l’inversion par un comédien d’un vers d’Héraclius de Corneille : « Mes amis sont tout prêts ; c’en est fait, il est mort… » (IV, 5). À moins que l’erreur ait été commise en jouant Molière, La Princesse d’Élide, où Moron, le fou de la princesse, s’écrie devant une chasse à l’ours : « C’en est fait, il est mort. » (II, 1).

[2Orthographe encore en usage au XIXe siècle.

[3Il s’agit probablement de la célèbre actrice comique Alphonsine Fleury, dite Mlle Alphonsine.

[4Ce nom apocopé reste à élucider.

[5Le mot est attesté au sens de compagnie de marchands. Mais Juliette semble penser à des griffures.

[6On dirait aujourd’hui : chirurgie esthétique. Un médecin français venait de publier un Essai de calliplastie, études sur les formes du visage et examen de divers moyens propres à les embellir.

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