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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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2 août [1] [1846], dimanche soir, 9 h. ½

Les jours se suivent et ne se ressemblent pas, au point de vue du bonheur surtout. Hier nous étions à cette station du chemin de fer et nous entendions les stupides et prosaïques grogneries de l’employé contre sa légère et commune moitié. Pendant ce temps-là, j’avais moi ma main dans ta main, mon âme dans ton âme et je t’aimais avec un redoublement de passion que je sentais sans pouvoir m’en rendre compte. Ce soir je suis seule avec ma pensée, seule avec mon amour, mais pleine de reconnaissance pour le bon Dieu qui nous a donné la journée d’hier et la moitié de celle d’aujourd’hui. Je ne me plains pas. Je remercie, je prie et j’espère. Mon Victor, mon adoré, tu es l’étoile de mon ciel, la joie de ma vie. Tu es partout et toujours ce que j’aime, j’admire et j’adore. Je te dois, ou plutôt, je me dois une bonne grosse lettre d’hier que je suis bien décidée à m’acquitter. Préparez vos yeux et votre patience car je ne vous ferai pas grâce d’une seule patte de mouche, du plus petit pataquès et du moindre pâté. Je veux ne rien laisser en arrière. Qui paie ses dettes s’enrichita, dit le proverbe, et si je pouvais m’enrichir chemin faisant, je ne serais pas le moins du monde vexée, et cela ne m’empêcherait pas de concourir pour le prix de cent mille francs qui peut se trouver tout entier dans mon petit orteil. En attendant, je voudrais savoir si vous pensez un peu à moi et combien de Waldor vous avez chez vous ? Tâchez de venir me le dire le plus tôt possible et laissez-moi vous baiser à indiscrétion partout et ailleurs. J’en ai bien le droit peut-être. Ah ! que je vous voie dire le contraire et vous aurez affaire à moi.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16364, f. 1-2
Transcription de Marion Andrieux assistée de Florence Naugrette

a) « enrichi ».


2 août [1846], dimanche soir, 9 h. ¾

Je vous l’ai dit, mon Toto, je ne vous ferai pas grâce d’un seul gribouillis, tant pis pour vous, mais je vous aime trop pour avoir la moindre pitié. D’ailleurs, si vous étiez à votre poste, je n’aurais pas le temps de vous griffouiller toutes ces tendres niaiseries. Je vous regarderais, je vous écouterais, ce serait tout profit pour vous et pour moi. À qui faites-vous des agaceries dans ce moment-ci, monstre, pour qui ce sourire magnifique s’il-vous-plaît ? À quelle Triboulette [2] adressez-vous ces œillades voluptueuses et victorieuses ? Si j’étais auprès de vous, Dieu sait ce qui se passerait, et Dieu sait quand vous y serez enfin, auprès de moi, ce qui se passera. Je n’ai pas besoin d’être la plus.....a et la mieux coiffée des femmes. Je trouve ma queue suffisamment bien faite par moi-même et je ne veux pas que vous y ajoutiez aucun perfectionnement. La première fois que vous vous permettrez de faire des mines à Mme Triboulet [3] ou à d’autresb, je vous flanquerai des bonnes gifles devant elle ou elles. Nous verrons si cela leur montera l’imagination [4]. Taisez-vous scélérat, vous n’aurez que ce que vous méritez depuis infiniment trop longtemps. Il est probable que vous aurez la visite de M. Vilain ce soir ? Je voudrais que ce fût une raison pour vous de revenir plus tôt à la maison. Malheureusement il n’y aura pas que lui chez vous ce soir, et les femelles de différentes nuances ne vous manqueront pas. D’y penser, cela me fait venir les griffes d’une longueur démesurée. Toto, prenez garde à vous car je sens que cela me monte par dessus les bords. Dépêchez-vous de venir si vous ne voulez pas que je vous tombe sur la carcasse à bras raccourcis. Cher adoré, tâche de venir bien vite. Je t’attends et je t’adore.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16364, f. 3-4
Transcription de Marion Andrieux assistée de Florence Naugrette

a) Cinq points de suspension.
b) « autre ».

Notes

[1Juliette n’a pas eu besoin d’écrire à Hugo le 1er août, étant en excursion avec lui.

[2Triboulet, bouffon de François Ier, est le héros du Roi s’amuse. Juliette Drouet féminise ce nom pour stigmatiser les femmes dont elle est jalouse.

[3On ne sait exactement à qui Juliette fait allusion.

[4Citation de Ruy Blas, (acte II) : « Comme cela vous monte l’imagination ! », commente ironiquement Casilda, lisant la lettre que le roi vient d’écrire à la Reine depuis la chasse : « Madame, il fait grand vent et j’ai tué six loups. »

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