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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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1er avril 1854

Jersey, 1er avril 1854, samedia après-midi, 3 h.

Votre déjeuner, mon cher petit Chaumontel, a l’air de se prolonger en queue de poisson… d’avril. Est-ce que par hasard ce serait un déjeuner réveillon commençant à midi pour finir à minuit ? Je serais fort tentée de le croire, ne pouvant pas y aller voir. Du reste, mon pauvre adoré, à part les goguettes Téléki, cela ne vous arrive pas assez souvent pour que je vous en fasse un reproche. Aussi je constate le fait et je me borne à l’impatience de vous voir, telle est ma vertu et ma grandeur. J’espérais en avoir enfin fini avec le cauchemarb de Londres [illis.] donc plus souvent. Voilà la scie qui recommence de plus belle et la strangulation qui m’empoigne de nouveau et avec un redoublement de férocité. Je voudrais que tous ceux qui ont inventé la question… de Londres fussent pendus et tapnérisés [1], ça ne serait qu’une mince compensation accordéec à la morale, au talion et à Juju. En attendant que cette stupide affaire se décide, je regarde baisser le soleil et s’enfuir l’espérance d’une petite promenade avec vous aujourd’hui, spectacle mélancolique et peu récréatif. Mais je me suis mise dans la tête de ne pas vous ennuyerd de mes doléances et je tiendrai parole au risque de ne pouvoir pas ajouter un mot de plus. Heureusement que voici le citoyen Cahaigne qui passe, autant lui qu’un autre pour faire diversion à mes jérémiades. Mais je ne me sens pas en veine ni en verve de boniment dans ce moment-ci ; aussi je laisse passer ce vétéran de la démagogie tranquillement sans même tourner ma queue rouge de son côté. Je n’aurai que trop l’occasion de manger de la filasse pendant que vous coquetterez avec les drôlettes de la proscription ; donc je me réserve pour ce moment-là. Tout cela ne m’empêche pas de vous aimer, AU CONTRAIRE, hélas ! et de vous le laisser voir à mes risques et périls tant il est vrai que l’amour et la gale sont impossibles à cacher. Maintenant que vous savez TOUT, tâchez de n’en pas trop abuser en ne revenant pas avant ce soir.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16375, f. 126-127
Transcription de Chantal Brière

a) « vendredi » corrigé sur le manuscrit, d’une autre main.
b) « cauchemard ».
c) « accordé ».
d) « ennuier ».


Jersey, 1er avril 1854, samedi après-midi, 3 h.

Il m’est impossible de prendre sur moi de sortir aujourd’hui, mon cher petit bien-aimé, malgré l’affreux mal de tête qui m’empresse et la raison qui me l’ordonne. J’ai des paresses de cœur que rien ne peut exprimer, ça n’est pas de ma faute et je n’ai pas la force de réagir sur elles. Je resterai donc chez moi comme j’y suis restée hier, comme j’y resterai probablement demain. Il est vrai que j’ai pour horizon la probabilité de ton voyage à Londres, ce qui ne laisse pas que d’avoir son charme. En fin autant mourir de cela que d’un coup de sabot en somme puisqu’il faut en finir tôt ou tard, le plus tôt est le meilleur. J’ai reçu tout à l’heure une lettre de Mme Luthereau qui s’est croisée avec la mienne. Parmi les justes et tendres reproches qu’elle m’adresse sur mon long silence vis-à-vis d’elle, elle me mande qu’elle arrive de Paris et que tout y est d’une tristesse et d’une misère affreuse et cinq francs valent plus que 20 [f ?] autrefois. Yvan et M. Reybaud sont en Italie depuis un an et reviendront probablement à Bruxelles prochainement, leur intention étant de ne pas habiter la France tant que cet immonde [illis.] gouvernemental existera, ce que je comprends de reste. Il est probable que de ton côté tu auras reçu des nouvelles de Belgique, de Londres, voirea même de France et autres lieux suspects. Du reste tu ne m’en diras que ce que tu voudras comme toujours et je n’en croirai que ce que je pourrai comme toujours. Aussi, en attendant je toussaille à vie ce qui est assez fatigantb et je mitonne la migraine ce qui n’est pas très [illis.] pour me ragaillardir un peu. Je vais faire du vocabulaire jersiais, voime, voime, fort amusant. Bonjour, Toto, bonjour mon cher petit Toto. Dormez bien si vous n’avez rien de mieux à faire ni d’autres Téléquettes [2] à fouetter. De mon côté je rêve le reste.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16375, f. 128-129
Transcription de Chantal Brière

a) « voir ».
b) « fatiguant ».

Notes

[1Néologisme fondé sur le nom de Tapner.

[2Néologisme formé sur le nom de Téléki.

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