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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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14 octobre [1846], mercredi soir, 6 h.

Je suis une bien pauvre patraque ce soir, mon bien-aimé, et il est bien probable que je me coucherai tout à l’heure dès que je t’aurai gribouillé toute cette belle grande feuille blanche de papier. Je suis sûre que je me sentirai mieux après que je t’aurai donné tout le trop plein de mon amour. Je sens déjà que mon cœur et ma tête se desserrent au fur et à mesure que les pattes de mouches courent les unes après les autres sur mon papier. Mais, ce qui me guérirait, comme avec la main, ce serait que tu vinssesa dîner tout à l’heure avec moi. Malheureusement ce n’est pas probable et j’en suis réduite à garder mes bobos jusqu’à ce soir bien tard. Cher adoré, je ne veux pas me plaindre car je sais pourquoi tu ne viens pas. C’est bien plutôt toi que je plains, mon pauvre bien-aimé, de travailler sans relâche et par quelque temps qu’ilb fasse. J’ai honte de mon repos et de mon inutilité quand je pense à ce que tu fais pour tout le monde. Dans ce moment même, j’ai envie de m’en aller devant moi dans la pluie et dans la boue uniquement pour partager, sinon pour l’adoucir, la torture que tu t’imposes par générosité pour tout le monde. Il est révoltant que je sois tranquillement assise au coin du feu quand tu erres sous le vent et sous la pluie. Je suis furieuse contre le bon Dieu qui permet cela et je m’en veux d’y contribuer pour ma part. Hélas ! toutes ces belles indignations ne font pas que tu ne sois obligé de travailler sans cesse et je ferais mieux de me taire que de protester inutilement contre un ordre de chose dans lequel j’entre pour beaucoup trop.
Je t’aime mon Victor, autant que je t’admire et que je te bénis. Tu es mon divin bien-aimé dont je baise les pieds. M. le curé m’a écrit une lettre bien excellente et bien touchante, mais il m’est impossible d’accepter toutes ses bonnes intentions pour consacrer la mémoire de ma pauvre fille dans le cas où son père s’y refuserait [1]. Je crois que tu seras de mon avis après avoir lu cette lettre toute empreinte de la plus exquise et de la plus délicate bonté. Je suis sûre d’avance que tu partageras mes scrupules à ce sujet.
Ce soir, si tes yeux te le permettent [2] ou si mon émotion ne s’y oppose pas, tu la liras ou je te la lirai car peut-être cette lettre demande-t-elle une réponse immédiate. En attendant, je vais prier Dieu pour toi et pour elle car j’ai le cœur plein d’amour pieux qui demande à s’épancher dans la prière.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16364, f. 215-216
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « vinsse ».
b) « qui ».

Notes

[1James Pradier, le père de Claire, a promis de sculpter un buste à la mémoire de sa fille, morte le 21 juin 1846.

[2Juliette évoque dans ses nombreuses lettres les problèmes ophtalmiques de Victor Hugo.

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