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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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24 février [1848], jeudi matin, 4 h.

Je viens de chez toi, mon pauvre adoré, je sais que tu n’as pas paru de la nuit, mais il m’a été impossible d’obtenir d’autres renseignements de ton portier, qui n’a pas la mine d’un honnête homme. Ta femme et ton fils étaient au balcon, voilà tout ce que j’ai pu recueillir de ma démarche ! La fusillade et le canon éclatenta et tonnentb en ce moment-ci avec un acharnement et une fureur atrocesc. Les barricades se multiplient sur Saint-Antoine, impossible de circuler et d’arriver jusqu’à l’assemblée car j’y serais allée. Tout vaut mieux pour moi que l’inquiétude mortelle où je suis. Il est probable que je ne pourrai pas résister longtemps à l’affreuse angoisse qui me domine. Pardonne-moi dans ce cas-là de t’avoir désobéi et si je meurs en route, ce que je ne crains pas, ne me plains pas, mais aime-moi toujours comme si tu voyais mon regard dans ton regard, comme si tu sentais ma bouche sur la tienne, comme si tu sentais mon âme dans ton âme car je n’aurai jamais été plus près de toi que pendant cette séparation. Du reste, je te le répète, mon doux adoré, je suis sûre qu’il ne m’arrivera rien, mais ce que j’éprouve au cœur est plus atroce que le danger que je pourrais courir. Le tocsin sonne, on crie : aux barricades. Mon Dieu, qu’est-ce que tout cela va devenir, où es-tu et quand te reverrai-je ? Je suis folle d’inquiétude.

Leeds, BC MS 19c, Drouet/1848/05
Transcription de Joëlle Roubine

a) « éclate ».
b) « tonne ».
c) « atroce ».


24 février [1848], après-midi, 4 h. ½

Je me tords dans mon impuissance, mon pauvre adoré, et je suis prête à blasphémer Dieu de m’avoir mis au cœur un si grand amour inutile. Depuis que tu m’as quittée je suis en proie aux plus atroces inquiétudes. Ce matin vers…. je ne me souviens plus de l’heure, on disait la place Royale envahie et le feu à la mairie. J’y suis allée pour mettre mon dévouement, ma force et mon courage au service de ta famille bien-aimée. Heureusement, il n’en était rien, la tentative avait échouéa, mais je n’ai pas pu parvenir jusqu’à ta maison que je voyais de loin. Force m’a été de revenir, mais mon angoisse n’avait pas plutôt disparub de ce côté-là que l’inquiétude de ton sort m’a reprise de plus belle. J’ai essayé à deux reprises différentes d’aller du côté de l’assemblée, mais cela m’a été impossible. Je suis revenue la mort dans l’âme. Depuis ce temps je suis comme une insensée, chaque coupc de fusild qui se tiree, et Dieu sait si on en tiree dans ce même moment, on dirait que la terre va s’entrouvrir. Chaque explosion me fait sauter le cœur. Du reste, aucune nouvelle de l’assemblée, rien qui puisse me tranquilliser un peu. Il faut que je tourne dans mon inquiétude comme un écureuil dans sa cage. Mon pauvre adoré, si loin de toi, je t’envoie ma vie et je l’offre au bon Dieu en échange de la tienne. Mais qui donc viendra me rassurer ? Quand te verrai-je ? Ô mon Dieu, mon Dieu, ayez pitié de nous. Mon Victor, je t’envoie mon âme pour te garder, pour te protéger. Je te bénis, je t’adore.

Juliette

Leeds, BC MS 19c, Drouet/1848/06
Transcription de Joëlle Roubine

a) « échouée ».
b) « disparue ».
c) « coups ».
d) « fusils ».
e) « tirent ».

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