9 décembre 1849

9 décembre [1849], dimanche matin, 8 h. ½

Bonjour, mon petit Toto, bonjour, mon adoré petit homme, bonjour. Mon style ne varie guère du bonjour au bonsoir. C’est que pour moi tous les jours sont pareils et ne se composent que de ces seuls incidents quotidiens : me lever et me coucher. Si ce n’était l’amour actif et ardent que j’ai dans le cœur je ressemblerais, aux coquilles près, à une huître oubliée dans sa bourriche. Cependant j’ai eu hier la visite de M^me Guérard et de M. Cacheux, autres huîtres à pattes tout aussi ennuyeuses que les autres quand on ne les goûte pas. Ils ne sont pas restés longtemps, ce qui n’a pas empêché M^me Guérard de dormir tout le temps de sa visite. Après cela je ne peux guère le lui reprocher car elle ne vient pas souvent. Et puis c’est une très bonne femme qui vous aime beaucoup. Ce détail ne doit pas manquer d’intérêt pour vous, vieux Toto, et ne vous excitera que plus à vous précipiter sur elle la première fois que vous la rencontrerez. Je vous le permets^a  ; autant elle qu’une autre Poléma, ou je ne sais quelle variété d’Olympe. Puisque vous aimez ce genre de plaisir il faut bien vous le donner, c’est encore moins désagréable que de vous le laisser prendre en vous le défendant. Voime, voime, j’aurai au moins le mérite de la générosité. C’est très consolant et très honorable, voime, voime, il ne me manque plus qu’un peu de beurre dans le dos. Cela viendra quand vous m’en paierez. Jusque-là je serai une Juju aimable mais peu beurrée.
À quelle heure êtes-vous rentré cette nuit ? Y avait-il des jolies femmes chez votre Robelin ? Avez-vous été très Lovelace [1] et très vorace ? Vous me direz tout cela tantôt je l’espère. En attendant je vous aime comme si cela pouvait vous faire grand plaisir.

Juliette

BnF, Mss NAF 16367, f. 345-346
Transcription d’Anne Kieffer assistée de Jean-Marc Hovasse

a) « permet ».

9 décembre [1849], dimanche, midi ½

Je voudrais être gaie pour ne pas te tourmenter, je voudrais être aimable pour te plaire, je voudrais avoir de l’esprit pour t’écrire et je n’ai que de l’amour, de l’amour et toujours de l’amour, c’est bien pâté d’anguille surtout quand on en mange depuis dix-sept ans. Cependant la plus vieille Juju ne peut donner que ce qu’elle a et je vous mets en possession de tout mon cœur sans en rien réserver. Maintenant faites-en ce que vous voudrez cela ne me regarde plus. Ce qui me regarde et que je regarde avec impatience c’est l’heure qui passe et qui ne vous amène pas. Ce qui m’occupe et ce qui m’inquiète c’est que vous vous déshabituez de moi de jour en jour et que bientôt vous ne me connaîtrez plus. Voilà, mon cher petit homme, ce qui fait le tourment et le malheur de ma vie. J’ai beau appeler à mon aide toute la raison et tous les raisonnements, je ne viens pas à bout de me persuader que je suis la plus heureuse des femmes et la plus aimée. Cependant j’y mets toute la bonne volonté possible, mais cela ne suffit pas contre les faits évidents qui prouvent le contraire. Mon pauvre adoré, je m’étais bien promis, en commençant cette lettre, de ne pas te faire de jérémiades inutiles et j’y reviens malgré moi comme une stupide Juju que je suis. Je t’en demande pardon je ne le ferai plus… jusqu’à la première occasion. La preuve c’est que je vous souris, que je vous porte, que je vous permets M^me Guérard et que je ne vous tue pas. Maintenant si vous voulez que je pousse plus loin l’enthousiasme venez tout de suite et vous verrez de quoi est capable une Juju véritablement heureuse. Jusque-là je me borne à cette démonstration et je vous baise par contumace.

Juliette

BnF, Mss NAF 16367, f. 347-348
Transcription d’Anne Kieffer assistée de Jean-Marc Hovasse