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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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29 septembre [1845], lundi matin, 7 h. ¾a

Bonjour, mon aimé, bonjour, mon adoré petit Toto, comment vas-tu ? As-tu plus dormi que la nuit dernière ? Je ne sais pas comment tu peux faire pour te porter aussi bien en ne prenant pas plus de repos que tu n’en prends. C’est une grâce d’état que le bon Dieu t’accorde presque toujours mais dont tu ne devrais pas abuser. Quant à moi qui ne fais rien et qui dors autant que je peux, je suis très patraque et très grimaude. Et puis je m’aperçois que j’ai fait une bêtise en prenant mon papier à l’envers. Je n’en fais jamais d’autre.
Je ne t’ai pas écrit hier au soir parce que j’avais la tête très malade. Dans la journée tu m’as vue aux prises avec ma fameuse encoignure, ce qui m’a occupée toute la journée sans avoir à peine le temps de me débarbouiller. Claire est revenue assez tard de chez ces messieurs [1]. Rien n’a été décidé au sujet de la demande de faveur qu’elle doit faire. Le résultat de la visite d’hier a été une grosse faute de participe qu’elle avait fait invariable là où tout indiquait qu’il devait être variable, plus une faute dans la rédaction. Du reste, elle a fait un travail de calcul dont elle ignore le résultat, ces messieurs ayant été obligés de s’en aller chacun de leur côté à des rendez-vous d’affaires. Il paraît que la faute d’orthographe seraitb une faute d’attention, à ce qu’elle dit, ce qui n’en est que plus choquant à l’âge qu’elle a. Du reste, je crois que tu as tort, si l’excès de bonté peut être un tort, de surexciter son amour-propre dont elle a déjà une dose fort suffisante, je t’assure. Il faut l’encourager sans la flatter. Sois un peu moins homme du monde et un peu plus paternel pour elle, tu lui rendras un vrai service ainsi qu’à moi. Je te dis cela, mon Victor adoré, sans la moindre amertume et en vue seulement de l’intérêt véritable que tu portes à ma fille. Je crois que tu te trompes sur le moyen de le lui rendre utile. Peut-être me trompé-jec, mais je ne le crois pas. Ce qu’il y a de sûr, c’est que je suis on ne peut pas plus touchéed de tes bonnes intentions envers elle et que cela me ferait t’aimer davantage si c’était possible. Tu es mon Victor adoré.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16360, f. 328-329
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette

a) Les quatre feuillets de la lettre sont numérotés de 1 à 4 en haut de chaque page.
b) « serai ».
c) « me trompais-je ».
d) « toucher ».


29 septembre [1845], lundi matin, 11 h.

Je n’ai pas oublié que je me dois deux jours de gribouillis. Aussi je prends ma revanche ce matin comme tu ne le verras que trop quand tu seras obligé de les lire. Obligé  ? Tu n’es pas du tout obligé de les lire mais tu m’obligeras beaucoup de ne pas même les regarder. Ce que j’en fais, c’est pour ma propre satisfaction, pour mon plaisir personnel, pour mon bonheur particulier, tout en reconnaissant que cela doit être parfaitement ennuyeux pour toi.
Ne pouvant pas baiser ton cher petit museau rose, je barbouille de noir mon pauvre papier blanc qui n’en peut mais et je tâche de me faire prendre patience en griffouillant dans la journée tout ce qui me passe par la tête.
Cher bien-aimé, cher Toto, mon petit homme chéri, mon Victor, je t’aime. Je vivrais des millions d’annéesa que je n’oublierai jamais notre visite à la petite maison des Metz [2]. Il n’y a pas de mots pour exprimer ce que j’ai ressenti en revoyant cette petite maison d’amour et de bonheur. C’est un miracle de l’avoir retrouvée au bout de dix ans juste dans le même état que nous l’avions quittée. Le bon Dieu s’est chargé de mettre les scellés sur tous les trésors d’amour que nous avions enfouis là. Il savait bien, lui, que c’était le plus pur de mon cœur, les plus beaux jours de ma vie que je laissais dans cette petite maison si étroite et si cachée. Aussi les a-t-il conservés avec soin jusqu’au moment où nous devions aller les reprendre. Hélas ! nous n’avons pas pu tout emporter. Il aurait fallu pour cela emporter depuis la première pierre de la maison jusqu’au cher petit brin d’herbe du jardin, et encore en resterait-il. Le bon Dieu ne prodigue pas ses miracles, malheureusement. Aussi est-il à craindre que nous ne la retrouvions profanée lorsque nous y reviendrons. C’est égal. C’est une bien douce et bien ravissante surprise que celle que j’ai éprouvéeb le 27 septembre 1845, malgré le VENDREDI [3]. De ce moment-là, je renonce à mes préventions contre cet infortuné jour et je le reconnais pour un des jours les plus heureux de la semaine. Je ne peux pas faire moins pour lui prouver ma reconnaissance en échange du bonheur qu’il m’a donné, n’est-ce pas, mon adoré petit Toto ? Baise-moi, je t’aime.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16360, f. 330-331
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette

a) « millions d’année ».
b) « j’ai éprouvé ».


29 septembre [1845], lundi soir, 6 h. ¼

C’est une bien grande joie, mon Victor chéri, de t’avoir à dîner ce soir. Je n’y comptais pas. Aussi ai-je été bien contente quand tu m’as annoncé cette bonne nouvelle tantôt. Je regrette seulement d’être si grimaude et si malingre ce soir. Ce n’est pas de ma faute et je ferai bien tout ce que je pourrai pour que tu ne t’en aperçoivesa pas trop. Je ne veux pas qu’il soit dit que tu es venu passer une heure auprès de moi et que j’ai senti autre chose que le bonheur de te voir.
J’ai oublié de te dire que ma Clairette avait bien regretté de ne t’avoir pas vu hier et qu’elle m’a chargée ce matin de bien t’embrasser et de bien te remercier pour tout le bonheur que tu lui as donné dans ses vacances. Elle est bien gentille, c’est dommage seulement qu’elle ne puisse pas prendre sur elle de faire attention à ce qu’elle fait. Je tremble qu’elle n’échoue encore une fois [4] et vraiment ce serait une honte et une calamité. Je te supplie de ne pas lui prodiguer trop d’éloges parce qu’elle les prend pour argent comptant et qu’elle se néglige tout de suite. J’en ai eu la preuve encore hier. Plus tard, quand tous ses examens seront passés, cela n’aura pas d’inconvénientb, mais à présent j’en vois quelques-uns. N’est-ce pas que je suis une vieille grognon ? Je ne dis pas non et je m’en fais zonneur zé gloire. C’est bien le moins que je grogne à mon aise. Avec tout cela vous allez avoir un beau couvre-piedsc bien ouatéd pour tenir bien chaud à vos chers petits pieds. Et puis si vous n’êtes pas sage et si vous m’êtes infidèle même en rêves, il se chargera de vous les tirer bien fort, ces mêmes pieds, et de vous les pincer jusqu’au sang. Aussi méfiez-vous. Il faudra que tu regardes ce soir les coupons de la mère Ledon afin de voir s’il y en a qui te plaisent. Quant à moi, je suis pauvre comme Job et je ne peux rien m’acheter. Cependant j’ai demandé avoir de la guipure qu’on dit merveilleuse et pas chèree. Si on la donne pour deux sous, je l’achèterai.
Cher bien-aimé, sois tranquille, je ne ferai pas de folies. Je sais trop que nous ne le pouvons pas. Tu viens encore de m’acheter cette charmante encoignure. C’est plus que tu ne peux et surtout plus que je ne vaux. Je me rends cette justice à moi-même. Mon bien-aimé, mon Victor, mon cher petit homme, je t’aime. Il n’y a pas un battement de mon cœur qui ne soit pour toi. Il n’y a pas une pensée qui ne t’aitf pour objet. Je t’aime, je te glorifie, je t’adore, tu es mon Victor bénig que je baise de toutes mes forces.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16360, f. 332-333
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette

a) « tu t’en aperçoive ».
b) « pas d’inconvénients ».
c) « couvre-pied ».
d) « ouatté ».
e) « pas cher ».
f) « qui ne t’ai ».
g) « mon Victor bénis ».

Notes

[1Claire prépare l’examen d’institutrice. Elle va régulièrement chez ses répétiteurs, MM. Dumouchel et de Varin.

[2Le 26 septembre, Victor Hugo et Juliette Drouet se sont rendus dans la vallée de la Bièvre pour revoir la maison des Metz où Juliette séjourna en 1834 et 1835.

[3Juliette se trompe dans la date de leur pélerinage aux Metz. C’est le vendredi 26 septembre qu’ils s’y sont rendus. Elle souligne malgré tout la superstition qu’elle a du vendredi.

[4Claire prépare l’examen d’institutrice. Après un échec le 12 juin 1845, elle attend alors une nouvelle convocation. Elle passera de nouveau l’examen en février et mars 1846, sans succès.

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