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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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11 janvier [1844], jeudi matin, 11 h.

Bonjour, mon Toto bien aimé, bonjour, mon cher petit homme. Comment vas-tu, comment va ton petit Toto [1] ce matin ? As-tu pensé un peu à moi, m’aimes-tu ? J’ai rêvé de toi toute la nuit. Comme c’est mon habitude, je ne m’en plains pas, bien au contraire, même quand mes rêves ne sont pas gais.
Toi non plus tu ne te plains pas, mon pauvre ange, de passer toutes tes nuits sans sommeil et sans repos. Quand je pense à cela et que je compare ton courage, ton dévouement et ta générosité à la lâcheté, à la déloyauté et à l’égoïsme des autres hommes, je sens mon cœur se fondre d’admiration et d’adorationa pour toi mon beau, mon noble, mon généreux homme. Je t’aime, mon Victor adoré, je t’aime, je t’aime, je t’aime !
J’ai reçu une lettre de Mme Krafft, je l’ouvrirai quand tu seras là. C’est probablement son mariage [2] qu’elle m’annonce. Si c’est pour son bonheur je m’en réjouis pour elle, mais cela n’empêche pas de trouver, au premier aspect, cette chance de mariage une chose extraordinaire à l’âge de Mme Krafft et dans sa position. Et, n’en déplaise à la trop enrhumée Mme Guérard, je la trouve au moins aussi étonnante que celle de Mlle Lablache épousant [illis.] Thalberg [3]. C’est mon opinion. Du reste, je n’envie à aucune d’elles leur épouseur : ni le prince Thalberg [4], ni le célèbre Jean Luthereau. Pourvu que vous m’aimiez, voilà tout ce que je demande au bon Dieu. C’est peu d’ambition comme vous voyez. Voime, voime je sais me contenter de peu mais ce peu là j’y tiens comme rache [5] et je tuerai celui et celle qui me l’enlèvera. Voilà mon ultimatum. Sur ce, baisez-moi bien bien fort.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16354, f. 39-40
Transcription de Chadia Messaoudi assistée de Chantal Brière et Florence Naugrette

a) « aration ».


11 janvier [1844], jeudi soir, 10 h. ¼

Tu n’es plus là pour me rassurer, pour me dire que je suis une pauvre folle et que tu es un honnête homme. Aussi tous les tourments de la jalousie me sont revenus plus nombreux et plus poignants que jamais. J’ai été et je suis encore au moment d’aller à ce théâtre, de voir Pradier et de lui dire … quoi ? J’ai la tête perdue et le cœur rempli de terreur. Je sens que je touche au plus grand malheur de ma vie et je ne peux pas m’en garantir car je ne sais pas au juste de quel côté il me viendra. N’est-ce pas que j’ai bien du malheur et que c’est une atroce dérision au bon Dieu de me frapper dans mon amour avec les choses les plus saintes et les plus sacrées, l’affection et le dévouement d’une mère pour son enfant ? Car tu as beau dire, mon Victor, il n’en est pas moins vrai que tu iras dans cette loge, peut-être y es-tu déjà [6] ? Tu seras invité à la soirée ajournée et tu promettras d’y aller à cause de ce pauvre Thierry [7]. Tu en seras quitte pour me donner cette raison et bien d’autres aussi convaincantes. Eh ! bien moi, je te jure par ma vie, par la mort de ton enfant que si tu retournes chez cette femme sans ma permission,tu ne me retrouveras plus chez moi.
Je me repens d’avoir consenti à la possibilité d’une nécessité d’entrer dans la loge de cette odieuse et impudique créature [8]. Je me repens, mon Dieu, je me repens. J’ai l’enfer dans le cœur. J’étais folle quand j’ai consenti à cette dérisoire transaction. Je m’en repends trop tard vu que je souffre.
Tu m’as repris cette lettre pourquoi ? Je la veux, je la veux, entends-tu bien, je la veux.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16354, f. 41-42
Transcription de Chadia Messaoudi assistée de Chantal Brière et Florence Naugrette
[Siler]

Notes

[1Juliette fait ici référence à François-Victor Hugo.

[2Laure Krafft épousera Jean Luthereau le 10 février 1844.

[3Célèbre compositeur et pianiste autrichien, rival de Franz Liszt, Sigismund Thalberg (1812-1871) épousera en 1845 Francesca Lablache, fille du chanteur d’opéra Luigi Lablache et veuve du peintre François Bouchot.

[4Thalberg aurait été le fils illégitime d’un prince von Dietrichstein.

[5Parmi les définitions de ce terme, Le Grand Larousse indique : « Ancien nom de la teigne », maladie tenace qui irrite le cuir chevelu. Est-ce l’image choisie par Juliette ?

[6Juliette Drouet craint certainement que Victor Hugo aille saluer la femme de James Pradier dans sa loge au théâtre.

[7Le 23 septembre 1843, Hugo avait écrit une lettre de condoléances à Édouard Thierry : « Nous voilà frappés tous les deux presque au même moment, vous dans votre père, moi dans ma fille. » (Massin, t. VII, p. 719).

[8Périphrase désignant Louise d’Arcet, femme de James Pradier

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