Université de Rouen
Cérédi - Centre d'étude et de recherche Editer-Interpréter
IRIHS - Institut de Rechercher Interdisciplinaire Homme Société
Université Paris-Sorbonne
CELLF
Obvil

Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

Accueil > Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo > 1843 > Septembre > 13

13 septembre, mercredi soir, 4 h. ½

Où es-tu, que fais-tu, mon pauvre adoré ? Dans quel état est ta famille, dans quel état es-tu toi-même, mon Dieu, et qu’est-ce qui arrivera de notre désespoir à tous si Dieu ne nous prend pas en pitié [1] ?
Depuis que tu m’as quittéea, j’ai l’esprit et le cœur fixésb sur ton arrivée dans ta maison. Je vois tout ce qui s’est passé : les cris de désespoir de ta famille, l’explosion de ton affreux désespoir si longtemps et si cruellement retenu. Toutes ces larmes, toutes ces douleurs retombent sur mon cœur et [le  ?] brisent. Je n’en puis plus. J’ai ma pauvre tête en feu et mes mains brûlent comme des charbons ardents. Je veux prier le bon Dieu et je ne le peux pas. Toutes mes facultésc, tout mon être est tourné vers toi. Je donnerais ma vie pour t’épargner une douleur. Je l’aurais donnéed dans ce monde et dans l’autre pour sauver ton enfant adoré. Mon Dieu, mon Dieu, que vais-je devenir si tu tardes à venir, moi qui ai eu tant de peine à arriver jusqu’ici sans envoyer de tes nouvelles ?
J’ai prié Mme Lanvin de venir tantôt d’amener son mari afin, si comme je le crains je ne t’ai pas vu jusque là, qu’il aille savoir de tes nouvelles au nom de Me St [Hilaire ?].
J’ai le cœur meurtri, mon pauvre adoré, en pensant à tout ce que tu souffres. Je sens que je ne pourrai supporter plus longtemps de ne pas te voir. Je ferai quelque folie si tu ne viens pas à mon secours. J’ai épuisé toutes mes forces et tout mon courage dans cet affreux voyage et dans la nuit d’hier et la journée d’aujourd’hui. Je n’en ai plus mon Dieu [illis.] supporter ton absence. Je me figure que ta femme est malade, que tu l’es aussi. Enfin je suis comme une folle tant mon inquiétude et mon chagrin sont au comble. Je fais tous les efforts pour m’occuper machinalement afin de gagner le moment où je te verrai. Mais tous mes efforts ne font pas que chaque minute d’attente ne soit pas un siècle et toutes les craintes que mon cœur prévoit et redoute d’affreuses réalitése contre lesquelles je ne pourrai rien. Mon Victor adoré, quel que soit ton désespoir, le mien est encore plus grand car je le sens à travers mon amour qui le centuple et le multiplie au-delà des forces humaines. Jamais homme n’a été aimé par une pauvre femme comme tu l’es par moi et le pauvre ange que nous pleurons tous le sait et le voit à présent comme le voit et le sait le bon Dieu et elle me pardonne comme lui aussi, j’en suis sûre. Je ne pense à elle, pauvre bien-aimée, que comme à un pauvre ange du ciel. C’est à elle que j’adresserai mes prières pour qu’elle te donne la force et le courage dont tu as besoin pour supporter son absence. C’est à elle que je m’adresserai pour que tu m’aimes toujours, c’est encore à elle que je m’adresserai à l’heure de la mort pour que le bon Dieu me prenne avec vous tous dans son paradis.
Mon Victor adoré, il est plus de cinq heures et tu n’es pas encore venu. Que penser ou plutôt que redouter ? Nous sommes dans une affreuse veine d’affreux malheurs et Lui sait seul quand il l’arrêtera. Mon Victor, avant de te laisser aller à ton désespoir, pense au mien. Pense que je t’aime plus que ma vie.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16352, f. 109-110
Transcription d’Olivia Paploray assistée de Florence Naugrette

a) « quitté ».
b) « fixé ».
c) « facultées ».
d) « donné ».
e) « réalitées ».

Notes

[1Victor Hugo est en deuil de sa fille Léopoldine, morte le 4 septembre, noyée dans la Seine, tandis que Hugo était en voyage avec Juliette.

SPIP | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0
(c) 2018 - www.juliettedrouet.org - CÉRÉdI (EA 3229) - Université de Rouen
Tous droits réservés.
Logo Union Europeenne