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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Jersey, 23 février 1853, mercredi matin, 8 h. ½

Bonjour, mon pauvre adoré, bonjour, mon pauvre confisqué, bonjour. Quand je pense que tu n’as pas pu même prendre ta part chaude et entière du festin d’hier, je suis indignée et furieuse contre ces égoïstes démocrates qui ne permettent pas qu’on dîne une pauvre fois quand l’occasion se présente et qu’ils ont le ventre plein. Je ne dérage pas en pensant à eux et à leurs exigencesa. Pauvre être, as-tu au moins passé une bonne nuit ? C’est triste de te voir user ta vie au service de la civilisation et de l’humanité sans un moment de répit ni de repos. Vraiment ce serait à rebuter le Christ lui-même s’il avait le courage de se dévouer une seconde fois pour ce monde. Et puis, d’un autre côté, tous les tracas d’un intérieur presque impossible à diriger avec le mauvais vouloir, la paresse et la saleté des gens de ce pays-ci. Il ne faudrait rien moins que ma surveillance tenace et rageuse pour venir à bout de ces ineptes et indolentes créatures. Aussi, je regrette que le préjugé m’empêche de me consacrer à vous tous entièrement. Ce serait pourtant bien naturel puisque mon cœur est à vous tous et ce serait bien doux pour moi que l’inutilité de ma vie accable si souvent. Eh bien, tout cela si facile en apparence et si juste au fond, est tout à fait impossible grâce à la pruderie du monde CIVILISÉ. Je me soumets et je m’en venge en t’aimant d’autant plus.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16373, f. 190-191
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette et Gérard Pouchain

a) « exigeances ».


Jersey, 23 février, 1853 mercredi après-midi, 2 h. 

Il m’a été impossible de vous envoyer Suzanne plus tôt que 2 heures car nous n’avions plus rien absolument à manger et que le boucher n’est pas venu. Depuis deux jours je me nourrissais d’œufs sur le plat et de lard frit, mais je ne pouvais plus continuer ce régime car, outre que je n’aime ni l’un ni l’autre, mon estomac en souffrirait aussi un peu. Cela m’a d’autant plus contrariée que, votre bonne s’en allant aujourd’hui, les services de Suzanne devenaient encore plus urgents. Mais comment faire autrement ? Encore notre vieille hôtesse, qui est très complaisante, s’est chargée de surveiller notre fricassée. Sans cela Dieu sait comment cela se serait passé, moi ne pouvant pas descendre dans cette cuisine commune. Pauvre adoré, je t’ennuie de tous ces détails fastidieux comme si cela pouvait t’intéresser après coup. C’est stupide. J’aime mieux te dire que j’ai copié tes deux admirables chansons et t’apprendre, si tu ne le sais pas, la déclaration de guerre de Bonaparte aux JERSIAIS. Ce coup de foudre a terrifié ma pauvre vieille propriétaire au point qu’elle ne sait plus où elle en est. Quant à la petite Marie [1] elle se cachera dans le buffet pour échapper à la voracité des soldats de Boustrapa [2]. Voilà les nouvelles politiques des Jersiais ce matin. Faites-en votre profit si vous voulez. Quant à moi je fais le mien de vous adorer à feu et à sang.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16373, f. 193-194
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette et Gérard Pouchain

Notes

[1Fillette de 11 ans employée comme bonne à tout faire par les propriétaires de Juliette qui tiennent l’auberge Green Pigeon.

[2Un des sobriquets attribués à Louis-Napoléon Bonaparte, formé des premières syllabes de Boulogne, Strasbourg et Paris, trois lieux où il tenta des coups d’État.

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