21 avril [1842], jeudi matin, 9 h. ½
Bonjour mon Toto adoré, bonjour mon bien bon aimé, comment le petit malade a-t-il passé la nuit [1] ? Pour toi, je renonce à te le demander, mon pauvre adoré, car je sais que tu les passes toutes à travailler. Je t’aime, mon pauvre ange, je ne sais pas dire autre chose parce que c’est tout ce que j’ai dans la pensée, dans le cœur et dans l’âme. T’aimer, t’aimer et toujours t’aimer. Voici un bon soleil qui va guérir notre pauvre petit garçon tout de suite. Je n’ai pas vu plus beau temps de printemps que celui-ci depuis celui où nous nous promenions ensemble sur la montagne de Montmartre [2]. Je ne peux pas penser à ce temps-là sans avoir envie de pleurer de regret de l’avoir perdu et de reconnaissance pour le bon Dieu de m’avoir donné pour un moment le bonheur le plus parfait qu’il y ait au monde. Je donnerais la moitié de ma vie pour retourner à ce temps-là. Mon Toto bien aimé, cela dépend pourtant de toi. Si tu voulais, nous retrouverions notre bonheur d’autrefois. Pourquoi ne peux-tu plus ? Je sais bien que tu travailles mais tu travaillais aussi autrefois et Claude Gueux, [Littérature et] Philosophie mêlées, Les Voix Intérieures, Les Chants du Crépuscule, Angelo, Les Rayons et Les Ombres et Ruy-Blas [3] sont là pour l’attester, mais c’est qu’autrefois tu m’aimais plus qu’à présent. Hélas, mon Dieu, je t’aime moi plus que jamais, c’est-à-dire comme le premier jour, de toute mon âme.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16348, f. 301-302
Transcription de Anne-Estelle Baco assistée de Florence Naugrette
21 avril [1842], jeudia soir, 5 h. ¼
Tu es bon mon Toto, tu es généreux, tu es un ange, je voudrais baiser tes pieds. Le jour où je ne te plairai plus je mourrai, c’est pour cela, mon adoré, que tu me vois si inquiète et si malheureuse lorsque je m’aperçoisb que je vieillis et que je deviens laide [4]. Si tu pouvais savoir à quel point c’est vrai que je t’aime et que tu es ma vie, tu saurais bien que je ne peux pas vivre sans toi et sans ton amour. Tu es si beau et si jeune, toi, mon adoré, que je tremble de te voir faire une comparaison en me regardant. Aussi, je suis triste et navrée aujourd’hui, malgré ta bonté ravissante je suis malheureuse et découragée. Mon Victor adoré, je me tuerai le jour où tu ne m’aimeras plus. Ce n’est pas une menace, mon pauvre ange, c’est la vérité comme je la sens et comme le bon Dieu la voit. Je ne supporterai jamais que tu ne m’aimes plus. Mon Victor chéri, mon âme, mon Dieu, mon tout, je voudrais mourir pour toi mais à coup sûr je mourrai par toi, je le sens à quelque chose d’intime et de douloureux que je comprends sans pouvoir l’exprimer. Du reste, je ne mourrai pas sans combattre, car Dieu sait si je me défends contre les ravages du temps, tu as pu en juger toi-même tantôt. Il est vrai que, jusqu’à présent, mes victoires peuvent passer pour de fameuses défaites, il n’en faudrait pas beaucoup comme ça pour faire de moi le sosie de la belle Bauldour à l’âge heureux de cent vingt ans, hélas ! tandis que vous avez toujours le talisman rajeunissant [5]. Mais je t’aime.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16348, f. 303-304
Transcription de Anne-Estelle Baco assistée de Florence Naugrette
a) « vendredi ».
b) « apperçois ».