19 août [1840], mercredi après-midi, 1 h. ½
Vous ne m’avez pas regardée, mon Toto, tant vous étiez pressé de me quitter et tant j’occupe peu de place dans votre pensée dès que vous me quittez. Voilà déjà plusieurs fois que cela vous arrive : hier, vous m’avez regardéea mais avant-hier, mais encore plusieurs fois la semaine passée, vous vous êtes abstenu de cette petite manifestation de [souvenir ?] et d’amour. Cela vous est égal et vous ne vous en apercevezb même pas mais moi j’ai de la tristesse et du découragement jusqu’à ce que je vous aie revu. Je vous aime trop, méchant petit homme, c’est ce qui vous donne cette indifférence pour toutes ces petites formalitésc d’amour auxquelles vous teniez tant autrefois. Je vous aime trop mais je ne pourrai pas vous aimer moins même morte pour peu que quelque chose de mon moi survive. J’avais repris un peu de gaieté ce matin, me voilà redevenue triste, je le serai encore bien davantage si tu vas à Saint-Prix [1] tantôt comme ce n’est que trop probable. Il me semble pourtant que des gamins de 14 ans [2] peuvent, sans grand inconvénient, faire six lieuesd en coucou, fussent-ils encore plus couronnés [3] ? Tandis que moi qui ne suis rien qu’une pauvre Juju amoureuse je n’ai pas trop des pauvres petits moments que vous me donnez après le travail, la famille, les affaires, la correspondance et les visites. Vilain homme, pourquoi ne m’avez-vous pas fait votre petit signe d’adieu quotidien ? Je ne serais pas si triste et si bête à présent. J’ai le dedans des mains comme du feu et je sens que mon déjeuner me fait mal, tout ça parce qu’il vous plaît d’être le plus froid et le plus ingrat de tous les hommes. En vérité je suis stupide de vous aimer comme je le fais de tout mon cœur.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16343, f. 101-102
Transcription de Chantal Brière
a) « regardé ».
b) « appercevez ».
c) « formalitées ».
d) « lieux ».