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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Jersey, 25 août 1852, mercredi matin, 7 h.

Bonjour, mon cher petit homme, bonjour : ma pensée va à toi dès que je m’éveille comme l’aiguille aimantée au pôle, comme le tournesol au soleil levant, comme notre curiosité à la mer et vos yeux aux femmes nues. Seulement toutes ces choses sont toujours sûres de rencontrer à poste fixe l’objet de leur sympathie, tandis que moi j’erre au hasard le plus souvent, n’ayant pour me guider que ma jalousie. Triste guide que je m’efforce de ne pas suivre pour épargner votre tranquillité et ne pas troubler votre plaisir. Ainsi, depuis que j’ai commencé ce gribouillis j’ai résisté courageusement aux tentations de la lorgnette précisément pour vous laisser le plaisir innocent mais glauque de regarder clapoter des créatures amphibies et effrontées. En somme, il est bien naturel que tu prennes ton plaisir où on le TROUSSE avec tant de facilité. Ce n’est pas ta FAUTE et encore moins la mienne, si ce sexe enchanteur, mais anglais, a plus de fesses que de pudeur, et de tétons que de chasteté. Mais avec tout cela vous ne m’avez pas apporté le journal [1] promis hier au soir. Journal auquel je ne tenais que parce que vous deviez me l’apporter vous-même et parce qu’il parlait de vous. J’ai attendu jusqu’à 9 h. ½ avant de m’enfariner. Puis, en désespoir de cause, je me suis couchée dans les bras de Napoléon le Petit, avec un certain charme voluptueux qui fait encore plus d’honneur à votre style qu’à son pif, quoique vous l’ayez mis sur un piédestal. Aussi en ai-je rêvé cette nuit. Heureusement tu es à l’abri de sa RECONNAISSANCE. Cependant il ne faudrait pas s’y fier complètement et tu ferais bien d’avoir dans ta chambre des pistolets chargés en cas de guet-apensa et de tentative d’enlèvement. Ceci n’est pas aussi impossible que tu crois surtout après la publication de ton libelleb. Si j’avais ma part d’influence et d’autorité dans ta maison, je les emploierais à t’imposer quelques précautions contre les infâmes attentats trop probables et toujours trop faciles de ce misérable bandit. Mais tu n’en feras rien comme toujours et tu redoubleras d’imprudence et d’incurie pour mieux tenter le diable après cela. Si quelqu’un a le droit de compter sur la garde de Dieu, c’est bien toi mon adoré, mon grand honnête homme, mon sublime citoyen, mon divin poète, tu fais bien de laisser à Dieu le soin de te défendre contre cet immonde scélérat.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16371, f. 241-242
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « guet à pens ».
b) Souligné 7 fois.


Jersey, 25 août 1852, mercredi matin

Il m’est impossible, mon cher bien-aimé, de ne pas regretter toutes les occasions de partager le plaisir que tu prends et ne pas désirer être avec toi toujours. Mais en dehors de mon tendre égoïsme, il y a le besoin de te savoir heureux qui prime tous les autres et qui me porte à te souhaiter toutes les distractions du corps, de l’esprit et du cœur qui peuvent contribuer à ton bonheur sans tuer le mien ; sois donc heureux, aujourd’hui, dans ton intéressante promenade avec toute ta famille et tes jeunes et dévoués amis [2], sois heureux toujours si tu peux l’être, mon Victor, sans m’oublier et sans cesser de m’aimer. Moi, pendant ce temps là, j’achèverai de m’arranger quelques nippes, et je finirai de relire mon Napoléon le Petit que je ne donnerai pas maintenant que tu l’as sculpté avec ton style et coulé en bronze de ton génie, pour le plus grand et plus fameux de cette famille d’Agamemnon moderne. Je n’irai même pas à la ville faire mettre un verre à ma montre pour ne pas perdre l’occasion peu probable, hélas ! de te revoir si par hasarda tu ne faisais pas ton excursion de Gorey [3]. Ici, comme à Bruxelles, comme à Paris, comme partout, rien ne me plaît à voir sans toi et l’endroit que je préfère, c’est ma maison où j’ai l’habitude de te voir et de t’attendre et de t’aimer. Va donc, mon adoré, amuse-toi et reviens bien vite auprès de moi. Mais d’ici-là pense un peu à moi pour que ton absence me pèse moins douloureusement et pour que le temps me paraisse moins long. De mon côté, je ne pense qu’à toi, je n’aime que toi, je ne vis qu’en toi et je ne désire que toi.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16371, f. 243-244
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « hazard ».

Notes

[1Le Constitutionnel de Jersey ou La Chronique de Jersey.

[2Paul Meurice et son épouse.

[3Gorey : Petit port situé sur la côte est de l’île de Jersey, dominé par la forteresse de Montorgeuil.

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