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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Bruxelles, 13 février 1852, vendredi matin, 8 h. ½

Bonjour mon cher petit homme, bonjour mon doux amour, bonjour. Je suis très bonne ce matin et je me dépêche de vous le montrer car qui sait comment je serai dans une heure. Mon bonheur est si fragile et tient à si peu de chose que je ne voudrais pas répondre qu’il puisse durer jusqu’au soir.
Ce n’est pas ta faute mon pauvre bien-aimé, je le reconnais avec bonne foi, mais c’est la faute du sort qui nous a fait dans des conditions si différentes l’un de l’autre qu’il n’y a pas moyen que nos existences se confondent jamais. Je suis destinée à t’aimer toujours de plus en plus loin surtout maintenant que les rapprochements deviennent de plus en plus difficiles. J’ai le tort de t’aimer exclusivement et d’avoir fait de mon amour la seule occupation de ma vie. Ce tort il m’est bien impossible de le réparer à présent mais le pourrais-je que je ne le voudrais pas. Après avoir vécu pour t’aimer, je trouve doux de mourir de mon amour. Mon Victor, mon bien-aimé, ne me plains pas car j’ai la conviction que le jour où il te faudra choisir entre toutes les âmes la plus tendre, la plus belle et la [plus] élevée, entre toutes les âmes c’est la mienne que tu prendras pour compagne de la tienne pendant toute l’éternité. Aussi je n’ai pas peur de la mort, je la désire au contraire comme la suprême récompense de mon amour et de mes souffrances en ce monde.
Mon Victor je ne suis pas triste, je te souris ce matin. Je suis gaie, je suis heureuse. J’ai le cœur plein de tendresse et de reconnaissance. Je remercie Dieu et je l’adore à travers toi.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16370, f. 91-92
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette


Bruxelles, 13 février 1852, vendredi après-midi, 4 h.

Je ne te verrai pas avant ce soir mon pauvre bien-aimé. Je le sais et pourtant je prête l’oreille à tous les bruits de pas qui se font dans mon escalier dans l’espoir qu’un heureux hasard te ramènera près de moi avant ce soir. Jusqu’à présent j’en suis pour mes frais d’attention et mes battements de cœur. Je commence même à désespérer tout à fait car voici l’heure de ton dîner et il n’est guère probable que tu songes ou que tu puissesa me donner quelques minutes d’ici là.
Cher petit homme vous voyez bien que vous pouvez tout me dire sans danger. Je vous assure que sans être autrement flattée de la lettre de cette muse raccrocheuse je n’en aib pas été bouleversée comme je l’aurais été et comme je le serais encore si je découvrais que tu m’as fait mystère de cette bonne fortune de lettres. Le genre pierreuse [1] littéraire est une variété curieuse qui ne manque pas d’une certaine originalité et je comprends que cette étude ait quelque attrait pour toi. Cependant je te supplie de ne pas approfondir jusqu’au bout les MŒURS de l’animal. Je crois sans prévention et sans préoccupation personnelle que tu ne dois pas pousser bien loin la bienséance vis-à-vis d’une personne aussi peu soucieuse de sa dignité et de sa pudeur.
Cependant mon doux adoré je te laisse juge et maître du degré de relation que tu veux avoir avec cette créature encore plus effrontée que boiteuse. L’important est que tu ne me caches rien. Pour cela je te laisse entièrement libre d’agir selon ta sagesse et ton bon plaisir. Vous voyez, mon amour, que je suis une Juju assez accommodante et qu’il n’est pas besoin de me tromper pour vous soustraire à ma tyrannie. Baisez- moi mon amour et soyez moi bien fidèle et vous n’aurez rien à craindre et moi non plus.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16370, f. 93-94
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « puisse ».
b) « n’en n’ai ».

Notes

[1Pierreuse : « mot d’argot de la police, désigne à l’origine prostituée travaillant parmi les matériaux des bâtiments en construction, notamment ceux du Louvre en 1802. Par extension il a désigné une prostituée de bas étage. » Alain Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Éd. du Club France Loisirs, 1994, p. 1516.

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