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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Jersey, 26 décembre 1852, dimanche matin, 8 h. ½

Bonjour, mon doux petit homme, bonjour, mon pauvre tourmenté, bonjour, mon pauvre homme triste, bonjour. Je voudrais pouvoir soufflera sur tout ce qui t’inquiète et éloigner tous les chagrins de ton cœur. S’il ne fallait que t’aimer pour cela, mon pauvre petit homme, jamais ta tranquillité et ton bonheur n’auraient été troublés depuis le premier moment où je t’ai vu, car dès ce moment-là je t’ai aimé avec la plus tendre et la plus ardente sollicitude. Il est probable qu’il y a des lettres de ta femme arrivées hier et qui contiennent de bonnes nouvelles. Malheureusement ces stupides Anglais trouvent charmant de ne pas distribuer les lettres de trois jours sous prétexte de Noël et de dimanche, dans un pays où, déjà, naturellement, on ne peut avoir de communication avec la France qu’une fois par semaine. Cette stupidité apathique, agaçante dans tous les temps, devient intolérable quand le cœur attend des nouvelles d’où dépendent sa joie ou sa tristesse. Du reste ce beau puritanisme qui prend sa source dans la bigoterie et dans la paresse n’empêche pas ces prétendus hommes pieux de se saouler comme des porcs et de brailler comme des oies. J’en sais quelque chose car toute la nuit les ivrognes n’ont fait que passer devant la porte et quoique je couche sur le derrière de la maison on entendait leurs vociférations comme s’ils avaient été dans ma chambre. Leur conscience, qui ne leur permet pas de vendre un chargement de poissons arrivé dans la nuit de Noël ni de distribuer des lettres, les autorise à empêcher les impies comme moi de dormir. Que le diable les emporte eux et leur cagotisme. En attendant il faut se résigner à ces mœurs d’orangs-outans et subir leur confort et leur propreté qui consistentb en lits durs comme des planchersc et en buffets de cuisine servant de tables de nuit aux pots de chambre pleins. Après cela tu me diras que Pierre Leroux ne trouverait rien à redire à cette association de la marmited et du pot de nuit, de la marmelade et de la m., que tous doivent être solidaires l’un de l’autre et vivre paisiblement sous le même couvercle. Voime, voime, c’est aussi économique que dégoûtant mais j’aime mieux du veau propre, et vous ?

Juliette.

BnF, Mss, NAF 16372, f. 313-314
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « soufler ».
b) « consiste ».
c) « planche ».
d) « marmitte ».


Jersey, 26 décembre 1852, dimanche matin, 10 h. ½

Grâce à Dieu, mon bien-aiméa, tu aurais tes lettres aujourd’hui, ce matin, à présent même, car le propriétaire vient de me le dire et je le crois parce qu’en général il me donne des renseignements sûrs. Maintenant, mon pauvre adoré, Dieu veuille que tu aies de bonnes nouvelles de ta chère femme et de ton petit Toto [1]. Ô je le désire au prix d’autant d’années que le bon Dieu voudra me prendre pour cela. Quand j’ai appris tout à l’heure qu’on allait distribuer les lettres, je me suis mise à pleurer toute seule dans ma chambre comme le jour oùb j’ai reçu ta chère petite lettre de Bruxelles m’annonçant que tu étais sauvé. Cette émotion, qui dure encore au moment oùb je t’écris ceci, me semble d’un bon présage pour ce que tu attends et ce que tu désires, mon pauvre éprouvé. J’espère que je ne me trompe pas et j’attends avec bien de l’impatience que tu viennes confirmer mon espérance en m’apprenant l’heureuse arrivée de ta chère femme et de ton enfant prodigue. D’ici-là, je vais tâcher de finir aujourd’hui tous mes gribouillis de jour de l’an que j’ai déjà commencésc hier au soir. Et, puis après, je serai tout entière corps et âme à la rédaction du journal mais pour ne pas perdre le fil de mes idées et le cours des événements, j’ai soin de prendre note jour par jour. Ainsi il n’y aura rien de perdu pour avoir attendu. Et puis, mon Victor, je pense avec des tressaillements de bonheur à ma chère petite lettre et à mon cher petit portrait pour le premier janvier [2]. Il faut te hâter avant de le faire faire avant le retour de ta femme parce qu’après tu ne t’appartiendras plus au moins pendant les premiers jours. Recommande à mon cher petit Charlot de s’y bien appliquer et promets-lui pour moi tout ce qu’il voudra. Je tiendrai fidèlement tes engagements quels qu’ils soient. Je te baise depuis la tête jusqu’aux pieds.

Juliette.

BnF, Mss, NAF 16372, f. 315-316
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « bien aimé ».
b) « ou ».
c) « commencé ».

Notes

[1Le 13 décembre, Adèle Hugo est retournée à Paris pour tenter de raisonner François-Victor, impliqué dans une dispendieuse et compromettante passion pour l’actrice Anaïs Liévenne. Elle va revenir avec lui, et Anaïs.

[2Dès le début de leur liaison Victor Hugo prend l’habitude d’envoyer à Juliette une lettre pour le début ou la fin de l’année, pour son anniversaire, sa fête et pour célébrer leur première nuit d’amour. Au fil des ans cette habitude devient un rite auquel Juliette voue un véritable culte. Juliette conserve précieusement, telles des reliques, toutes ces lettres. Les feuillets hommages à la nuit du 16 au 17 février sont reliés formant le Livre de l’anniversaire. Les autres prennent place « dans un nécessaire anglais fermant à clef sous son traversin », Victor Hugo – Juliette Drouet, 50 ans de lettres d’amour 1833-1883, présentation par Gérard Pouchain, Éd. Ouest-France, 2005, p. 17.

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