Jersey, 9 septembre 1852, jeudi matin, 8 h.
Bonjour taquin, bonjour vilain sale, bonjour démagogue, bonjour anarchiste, bonjour, que les crapauds te soient familiers et les marsouines farouches. Voilà le vœu matinal que je forme pour toi.
Eh ! bien ! Les Parisiens sont-ils partis ce matin, est-ce que tu les as conduits jusqu’à l’embarcadère du bateau [1] ? Dans ce cas-là pourquoi n’êtes-vous pas venu me dire un petit bonjour en revenant ? Il est probable que vous n’étiez pas seul alors je vous pardonne. Hélas ! Voilà le temps gâté pour tout le reste de la saison, j’en ai bien peur. Adieu les douces et charmantes promenades dans les prés et sur les collines ; adieu les ravissants projets, Montorgueil [2], Gros-Nez [3], Plémont [4], adieu. Tout cela est ajourné pour bien longtemps si ce n’est pour toujours. C’est surtout pour le bonheur qu’un bon tien vaut mieux que deux tu auras. Voilà pourquoi j’accueille avec tant de défiance les promesses quelque splendides qu’elles soient. Je sais trop par expérience que sur mille qu’on couve avec amour il n’y en a pas une quelquefois qui éclose. Je ne dis pas cela pour te faire un reproche, mon pauvre doux adoré, mais pour t’expliquer ma défiance au sujet de tous les beaux projets qui dépendent de ton travail, de tes affaires et du climat capricieux sous lequel nous avons la chance de vivre. Dans ce moment-ci je pense avec regret que tu as laissé ton parapluie ici, ce qui t’empêchera peut-être de venir me voir tout le temps que durera la pluie, c’est à dire peut-être toute la journée ? Pluie du matin réjouit le pèlerin. Mais c’est quand elle commence à six heures. Hors celle-ci n’a pris qu’à 7 h.
Jusque-là tout était resté parfaitement sec. Nous verrons si mes observations et mes craintes sont justes et fondées. En attendant il n’y a pas d’espoir pour moi de te voir avant tantôt. Je fais tout mon possible pour me résigner courageusement à ce pressentiment mais quoi que je fasse je ne peux pas m’empêcher d’être impatiente et triste. Je regarde le ciel crevant de pluie et de mauvaise humeur et je me demande si ce ne sera pas aujourd’hui qu’on te proposera de faire la fameuse partie de pêche. Dans ce cas-là, mon bien-aimé, je ne saurai trop te recommander la prudence et beaucoup de vêtements chauds pour te préserver de l’humidité.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16371, f. 301-302
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette
Jersey, 9 septembre 1852, jeudi, midi
À mon tour, mon cher petit bien-aimé, de vous défendre d’être triste et de regretter trop vivement vos plaisirs diminués par le départ de ces braves et aimables jeunes gens. Malheureusement, je n’ai pas sur vous l’autorité de l’amour que vous avez sur moi et je crains que mes défenses ne soient guère écoutées. Du reste, mon petit homme, je serai ce que vous êtes vous-même : gaie si vous êtes gai, triste si vous êtes triste, heureuse si vous êtes heureux, malheureuse si vous êtes malheureux. Vous savez que tout mon être plagie platement le vôtre. C’est à vous de voir comment vous voulez que je vous copie. En attendant voici un fameux rayon de soleil qui pique une tête dans l’océan. J’en profite pour envoyer votre lettre à la ville tout de suite car je me méfie du susdit ; il a déjà fait plusieurs trous à la lune ce matin. Aussi j’ai une confiance médiocre dans ses rayons ruolzés [5]. Je compte sur vous pour me rabibocher un peu de ma séquestration forcée. Sans cet espoir je serai assez mal plantée dans cette île déserte peuplée de Jersiais. Dès que vous pourrez me donner à copire je me mettrai avec ardeur à la besogne car je sens le besoin de ne pas me laisser aller à une sorte de désœuvrement moral dont l’embêtement rejaillirait jusqu’à toi et finiraita par te fatiguer et t’ennuyerb beaucoup. Ce n’est pas que je sois sans rien faire matériellement, tu peux en juger toi-même chaque fois que tu viens. Mais ces occupations de ménage, quand elles n’ont pas pour objet et pour but l’homme qu’on aime, loin de distraire, n’en sont que plus fastidieuses et plus abrutissantes pour le pauvre être qui s’y résigne. J’en sais quelque chose, moi qui vis si complètement solitaire presque toujours. Je te dis tout cela comme si tu ne le savais pas et comme si ce rabâchage ne se reproduisait pas dix-neuf fois sur vingt dans mes gribouillis quotidiens. Ma pensée tourne sans cesse dans le même cercle avec la même grâce variée et pittoresque de l’écureuil dans sa cage. Je me flatte que cela tient au genre de vie que je mène. Il est vrai que personne n’est tenu de partager ce préjugé. Je vous permets même de croire tout ce que vous voudrez à ce sujet. Pourvu que vous m’aimiez, peu m’importe l’opinion que vous avez de mon esprit. Attrapé…. qui, qu’est-ce qui est attrapé ou attrapée ?
Juliette
BnF, Mss, NAF 16371, f. 303-304
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette
a) « finirai ».
b) « ennuier ».