6 septembre 1852

Jersey, 6 septembre 1852, lundi matin, 6 h. ½

Bonjour, mon cher petit Toto, bonjour toi que j’aime, bonjour, vous que j’adore. Je suis furieuse contre le genre humain depuis hier à cause de deux femelles qui m’ont empêchée de te regarder en aller, ostensiblement, car cela ne [m’a] pas empêchée de voir que tu avais tourné ta chère petite tête deux fois de mon côté ; mais ces deux créatures avaient l’air de le faire exprès pour me taquiner tant elles marchaient lentement ; on eût dit deux tortues mal éveillées. Cependant, mon adoré bien-aimé, si vous aviez tourné la tête une troisième fois, vous m’auriez vue les yeux et l’âme tournés vers vous. Ce petit incident a suffi pour attrister toute ma soirée et c’est en grognant que je suis allée et venue à Saint-Hélier et que je me suis couchée en désespoir de cause car je savais que vous ne pouviez pas revenir. Ce matin je dormais tant bien que mal, après une nuit encore plus agitée, lorsqu’on frappe à coups précipités à une porte que je crois celle de ma maison. Je me lève pensant que c’était toi qui me faisais cette douce surprise ; pas du tout, c’était un stupide bourgeois qui frappait à la porte à côté. Une fois réveillée et debout à ma fenêtre il n’y avait pas moyen de songer à se rendormir. Aussi ne l’ai-je pas tenté. J’ai pris le parti de me rhabiller en maudissant de tout mon cœur les habitants des deux sexes de cette île fortunée mais agaçante à tous les points de vue. Dans ce moment-là les joutes de C… [1] ont déjà commencé^a. C’est à qui déploiera sa chemise, ses talents et l’art de montrer tout ce qu’on est convenu de cacher. C’est charmant et digne d’intéresser les penseurs et philosophes de votre espèce. Quant à moi cela m’inspire une médiocre admiration pour les fesses et la décence de ces dames. Après cela vous me direz que personne ne m’y force et que les opinions sont aussi libres que les femmes dans ce charmant pays jersiais. J’en profite pour vous baiser partout et autre part.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16371, f. 289-290
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « commencées ».

Jersey, 6 septembre 1852, lundi, midi ½

Ce n’est pas que je trouve que tu t’amuses trop, mon bien-aimé, bien loin de là, mon Dieu, mais je regrette de ne pas être de tes joies et de tes plaisirs, moi qui ne saurais en avoir d’autres que les tiens. Cependant, mon cher petit homme, je serais désolée que ma tristesse involontaire fît ombre sur la belle journée d’aujourd’hui. Je veux au contraire que mon souvenir contribue à te la rendre plus douce et plus charmante encore. Pour cela je vais m’appliquer à être très heureuse dans mon petit coin. Pour mieux y parvenir je vais relire toutes les ravissantes choses que tu m’as écrites sur mon cher petit livre rouge [2]. Et puis je coudrai, et puis je lirai, et puis je t’aimerai. Tu vois que je ne serai pas déjà si à plaindre. Toi de ton côté, mon cher petit Toto, tu feras le moins d’imprudence possible, pas plus avec les jambes et la tête, qu’avec les yeux et le cœur. Il faut tâcher de me rapporter votre personne et votre fidélité saine et sauve de cette expédition à travers les [illis.] et les ladies. Ménagez votre chère petite peau et ne faites pas d’accroc à mon bonheur. À cette condition je vous permets d’être aussi heureux que vous pourrez. Je vous supplie encore de tâcher de venir me voir ce soir si vous ne rentrez pas trop tard. Je vous attendrai mèche allumée et cœur idem jusqu’à 10 h., après quoi j’éteindrai piteusement ma chandelle comme une pauvre Juju désappointée que je serai. Mais jusque-là je ne veux pas désespérer, au contraire je veux forcer le sort par ma constance et par ma confiance à se conduire honnêtement avec moi une fois par hasard. Toi, pendant ce temps-là, pense à moi et apporte moi quelque chose des grottes de Plémont [3] pour enrichir mon musée des souvenirs [4]. Amuse-toi, mon doux petit homme, et ne te fatigue pas trop. Sois très gai et très aimable. Je vous le permets quoiqu’on puisse s’en^a dispenser dans une île. Et puis aimez-moi seulement le demi quart de ce que je vous aime et je m’en lècherai les barbes.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16371, f. 291-292
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « sans ».