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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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8 juin 1852

Bruxelles, 8 juin 1852, mardi matin, 7 h. ½

Bonjour, mon petit bien-aimé, bonjour avec la pluie et Saint-Médard [1], bonjour. Je ne te demande pas pourquoi tu n’es pas revenu hier car je le sais de reste. Seulement je crains qu’il n’y ait encore pour aujourd’hui quelque turc ou quelque torero de même calibre. Quoi que tu en dises, mon petit homme, que tu le veuillesa ou non, ma ressemblance avec le pauvre petit serin derrière sa vitre devient de plus en plus frappante, y compris la couleur de ma robe qui complète cette parfaite ressemblance. Comme lui, j’attends que la Providence m’entrouvre une fenêtre pour prendre mon vol et m’enfuir à tire-d’aile dans les régions des âmes. C’est de là seulement qu’on peut aimer en liberté sans subir ce supplice permanent des préjugés et de la cage. En attendant, je me modèle sur mon pauvre petit voisin si doux, si triste, et si résigné. Je lève la tête comme lui et je regarde dans la direction du ciel. Hélas, le ciel lui-même se dérobe derrière une cloison d’épais nuages noirs. C’est comme mon bonheur : plus je le cherche et plus il se cache derrière des souvenirs tristes et noirs. Je reviens à ma vitre et je tâche de regarder bien loin à travers pour tâcher de voir un horizon plus gai, un avenir moins brumeux.
Malheureusement, la longue-vue, l’espérance me manquentb aussi. Je ne vois rien au-delà du présent. Un mur terne, des toits bêtes et mon pauvre petit prisonnier derrière son carreau sale. Voilà, mon pauvre bien-aimé, tout mon point de vue. Il est médiocre et, quoi que tu en dises, la Providence aurait pu faire un plus beau décor pour le dernier acte de ma vie et surtout me donner un rôle plus intéressant et plus amusant à jouer. Quoi qu’il en soit de la pièce et de l’actrice, des décors et du public, je t’aime à grand orchestre de cœur et d’âme.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16371, f 117-118
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « veuille ».
b) « manque ».


Bruxelles, 8 juin 1852, mardi matin, 11 h.

Je sais que tu vas bien, mon Toto, cela devrait me suffire si j’étais raisonnable. Mais j’ai encore un autre besoin après celui de ta santé, c’est de te voir et de vivre à côté de toi. En attendant, je traîne les heures comme je peux et je m’ennuie de toute mon âme. Mme Luthereau vient de monter pour me dire qu’on dînerait à la gargotea de la galerie aujourd’hui [2]. Outre l’ennui de se déranger de chez soi il y celui, bien plus grand pour moi de te quitter une demib-heure plus tôt. Mais c’est une chose que ces braves gens ne comprennent pas et que je ne leur dis même pas. Ainsi, mon Victor, si tu ne viens pas un peu plus tôt que de coutume, ce sera encore une demib-heure en moins que j’aurai à te voir. Ça n’est pas drôle. Je ne te prie pas de me faire sortir à cause de l’incertitude du temps, mais j’ai un mal de tête si hideux que je ne sais plus à quel saint me vouer, y compris Saint-Médard l’hydrauliquec, que le Diable emporte.
Cher bien-aimé, voici l’heure où commence le dernier sacrifice que tu fais au coup d’État. Si j’en juge d’après mon cœur cette vente si chétivement estimée par le commissaire priseur dépassera toutes les prévisions [3].
Tu es si admiré et si aimé, mon Victor, qu’il y a bien des pauvres gens qui se passeront de manger pendant plusieurs jours pour posséder quelque chose qui t’ait appartenud. Quant à moi, je sais que je voudrais pouvoir tout racheter au prix de mon sang et de ma vie. Mon Victor ce que je sens, la nation tout entière le sent comme moi. Je t’adore.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16371, f. 119-120
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « gargotte »
b) « demie ».
c) « hydrolique ».
d) « appartenue ».

Notes

[1Le 8 juin est la Saint-Médard, auquel est associé le dicton : « Quand il pleut à la Saint-Médard, il pleut quarante jours plus tard ».

[2L’appartement des Luthereau dont Juliette occupe une des chambres est situé dans le passage des Princes (n. 10) des galeries Saint-Hubert.

[3À Paris, la vente aux enchères du mobilier du dernier domicile où vivait la famille Hugo avant l’exil a lieu les 8-9 juin 1852. Théophile Gautier publie dans le journal La Presse un article dans lequel il souligne qu’il est encore plus pénible d’assister à la vente du « mobilier d’un homme vivant, surtout quand cet homme se nomme Victor Hugo, c’est à dire le plus grand poète de la France, maintenant en exil comme Dante » qu’à une vente après-décès. Il poursuit par une évocation de son amitié pour Hugo, puis par la description précise des pièces, du décor et de l’agencement intérieur de la demeure située 37 rue de La Tour-d’Auvergne et conclut : « tout ce mobilier domestique va être démembré et vendu hémistiche par hémistiche, nous voulons dire fauteuil par fauteuil, rideau par rideau. Espérons que les nombreux admirateurs du poète s’empresseront à cette triste vente qu’ils auraient dû empêcher, en achetant par souscription le mobilier et la maison qui la renferme, pour les rendre plus tard à leur maître ou à la France s’il ne doit pas revenir. En tout cas qu’ils songent que ce ne sont pas des meubles qu’ils achètent mais des reliques. » (CFL, t. VIII, p. 1144) En définitive le résultat financier de la vente est décevant.

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