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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Bruxelles, 9 mars 1852, mardi matin, 8 h.

Bonjour mon bien adoré, bonjour je t’aime avec toute la santé du bonheur. Je t’adore. J’attends avec impatience les vrais beaux jours, mon cher petit homme, pour les douces et charmantes promenades que tu m’as promises. J’espère que tu tiendras parole et que tu ne te laisseras pas confisquer par toutes sortes de gens et de choses moins aimables que le soleil dans les arbres, moins précieuses que ta chère santé. En attendant j’ai pris un avant-goût hier de mon bonheur à venir. Seulement cela a été si fugitif que je ne suis pas bien sûre que le regret de te quitter si tôt n’ait pas été plus vif que le plaisir de t’accompagner un petit bout de chemin mais je ne veux pas y regarder de si près. Je suis heureuse, qu’on vous dit. Il y avait déjà bien longtemps que je vous regardais vous éloigner quand vous vous êtes retourné. Si l’âme était visible on aurait vu la traînée que laissait la mienne attachée à tes pas. Mon Victor, les paroles me manquent pour te dire tous les ravissements de mon cœur. De même qu’on est muet d’admiration on est muet d’adoration ; il faudrait toi pour faire l’histoire de mon amour. Moi je ne sais que t’aimer, t’aimer, t’aimer encore et puis t’aimer toujours. Cette faculté absorbe toutes les autres en moi et je suis stupide pour tout le reste.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16370, f. 185-186
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette


Bruxelles, 9 mars 1852, mardi matin, 8 h. ½

Je n’oublie pas ma prière d’hier, mon petit homme, au risque de te blaser à force de te dire toujours la même chose. Mais c’est un besoin pour moi de faire passer sous mes yeux le mot je t’aime que j’écrirais bien mieux avec un baiser sur ta bouche qu’avec toutes les pattes de mouche du monde sur du papier. Tu ne m’as pas dit quand commenceront nos promenades. Je trouve qu’il fait déjà bien beau et que le plus tôt serait le meilleur pour la santé et pour le bonheur, surtout l’heure de midi étant donnée. Quand je dis midi c’est une heure probablement ? Du reste que cela ne te gêne pas. J’en serai quitte pour déjeuner avant tous les Luthereau de la nature. Le moindre morceau de viande froide fera bien mieux mon affaire si je dois te voir aussitôt après l’avoir mangé que le meilleur déjeuner si je dois le prendre sur le temps que tu peux me consacrer. Penses-y mon Victor et ne te gêne pas. Seulement, dis-toi que c’est maintenant surtout que l’exercice serait favorable. Le temps est frais sans être froid et le sang travaille comme la sève. Je t’assure qu’à ta place je commencerais dès aujourd’hui plutôt que demain mais tu ne seras pas prêt, mon cher petit affairé, aussi je me résigne à rester chez moi en attendant que tu te décides et puis je vous aime vous. Voilà la fin et le commencement de tout.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16370, f. 187-188
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette


Bruxelles, 9 mars 1852, mardi après-midi, 1 h. ½

Quel beau temps, mon Toto, et quelle joie ce serait d’en profiter tous les deux ensemble bras dessus bras dessous à la face de Dieu et des petits oiseaux. Je pense malheureusement que vous n’êtes pas prêt. Quand donc le serez-vous ? À quoi servent l’exil et la persécution politique s’ils ne rapprochent pas les cœurs qui s’aiment ? À quoi bon être traqué par le pseudo Bonaparte si ce n’est pour se retrouver libres et heureux sous le gouvernement de Dieu et les institutions de la providence ? Mon Victor adoré, chaque belle journée qui s’écoule maintenant sans bonheur est pour moi plus qu’une année d’autrefois car qui sait ce que j’ai encore à vivre ? Je me suis déjà bien attardée dans la vie mais le temps me presse d’autant plus d’arriver au terme de ma course que je voudrais le ralentir pour t’aimer et t’admirer plus longtemps. C’est pour cela que je vois avec tant de regret passer toutes ces belles heures rayonnantes et charmantes sans pouvoir les fixer du regard et de l’âme avec toi. Tous les intérêts du monde, toutes les ambitions et toutes les gloires valent-ils un rayon de soleil, le chant d’un oiseau, une fleur qu’on respire, le sourire joyeux, le regard radieux, le baiser voluptueux de la femme qui vous aime ? Il n’est pas un seul des biens de la terre qu’on puisse emporter avec soi mais le cœur et l’amour, l’âme et ses extases sont de tous les temps et de tous les mondes. Pourquoi donc sacrifier ceux-ci à ceux-là ? Mon Victor adoré, mon cher petit homme, hâtons-nous d’être heureux pendant qu’on nous en laisse le temps. C’est surtout le bonheur qu’il ne faut pas remettre à demain. Si tu savais quel besoin j’ai d’être heureuse avec toi, par toi et pour toi.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16370, f. 189-190
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette


Bruxelles, 9 mars 1852, mardi après-midi, 2 h.

Tu m’as fait espérer par la Suzarde que je te verrais avant ton dîner et j’y compte, mon petit homme, tant je suis sûre de ta bonne volonté et tant j’ai besoin de te voir à tous les instants de ma vie. En attendant je vais faire force de voile et de plume [1] aujourd’hui pour achever ce récit que je ne retrouve plus dans mes souvenirs qu’à l’état confus et obtus. J’ai hâte de le terminer pour me délecter dans vos élucubrations comme on se repose des perdreaux et des purées de gibier avec la soupe aux choux et les pommes de terre au lard. Voime, voime c’est moi qui suis la purée de gibier et vous le lard. C’est bien fait. Attrapé. Avec tout cela il paraît que la G. [2] est venue hier au soir chez la voisine après le dîner. Je n’ai pas pu savoir s’il avait été question de nous parce que je n’ai vu la commère qu’au déjeuner en compagnie de la dame [Kimi  ?] [3]. Probablement elle me racontera l’entrevue en détail ce soir. Du reste il n’est pas question de son départ pour Paris. Elle se trouve si bien chez A. D. [4] qu’elle n’est pas pressée de s’en retourner. Ce qui a suggéré à Mme W. [5] la réflexion suivante sur la fausseté de D. qui va disant partout qu’elle l’obsède et l’ennuie et qui ne sait quelle chère lui faire et quelle galanterie inventer. Quant à moi je trouve tout bon et tout bien dès que cela ne nous touche pas et ne peut pas nuire à ta gloire et à ton bonheur. Je permets à Mme G. d’embêter D. et de s’en croire adorée et je ris de voir ce pauvre diable de D. forcé d’encenser une si médisante créature. Pourvu que tu m’aimes et que tu n’aimes que moi, pourvu que je puisse te voir tout à l’heure, jouer à vive l’amour ce soir et espérer une bonne nuit très prochaine je permets à tout le monde de se détester et de se déchirer comme ils l’entendent.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16370, f. 191-192
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

Notes

[1Fin décembre 1851, après leur installation à Bruxelles, Victor Hugo demande à Juliette de rédiger ses souvenirs des événements liés au Coup d’État, ceux-ci pouvant enrichir la documentation rassemblée en vue de la rédaction d’Histoire d’un crime. À plusieurs reprises Juliette se plaint du caractère ingrat ou stupide comme du temps qu’elle est dans l’obligation de consacrer à ce travail commencé en février 1852. Le manuscrit sera achevé le 22 mars 1852. Aujourd’hui conservé à la BNF (cote NAF 24799) il a été utilisé, parfois de manière littérale, par Victor Hugo comme l’atteste son commentaire en première page : « Elle. Son manuscrit. Très précieux. ». Le manuscrit a fait l’objet d’une édition complète par Gérard Pouchain en 2006 ; cf. Juliette Drouet-souvenirs 1843-1854, texte établi, présenté et annoté par Gérard Pouchain, Paris, Éditions des femmes, Antoinette Fouque, 2006.

[2Peut-être Esther Guimont.

[3À identifier.

[4Vraisemblablement Alexandre Dumas, qui, selon Juliette Drouet, collectionne les bonnes fortunes.

[5Mme Wilmen.

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