Paris, 24 juillet 1881, dimanche matin, 6 h.
Cher bien-aimé, je t’ai laissé en bonne voie de dormir et c’est seulement des yeux et de l’âme que j’ai effleuré ton front et ta bouche de mes tendresses matinales. J’ai trop bien dormi cette nuit pour me rendre compte de la tienne mais j’espère qu’elle n’aura rien à envier à la mienne.
Je regrette, plus que je ne puis dire, quoique je te le laisse voir beaucoup trop, combien je suis contrariée que les titres nominatifs à mon nom de la Banque Nationale de Belgique ne se retrouvent pas pour terminer tout de suite la restitution que j’ai entendue de faire depuis longtemps de ce don [1] qui, dans aucun cas, ne pourrait payer ma fidélité et mon dévouement à mon amour et à ta personne. Il m’eût été doux de ne pas laisser derrière ma mémoire, à un autre que moi, le soin de faire cette restitution. Jusqu’à présent les obstacles à cette action, si simple en elle-même, semblent se multiplier dans l’inextricable et il est probable que je serai forcée d’avoir recours au notaire d’une part et à la réclamation de nouveaux titres de la Banque Nationale d’autre part, pour avoir enfin raison des difficultés que me crée ton manque de mémoire et le tohu-bohu de tes papiers les plus importants et les plus précieux. Tout cela, mon cher adoré, dans l’état précaire de ma santé, me cause un véritable chagrin dont je ne serai délivrée que le jour où je t’aurai restitué ce qui t’appartient. Alors je pourrai t’aimer sans aucun souci que celui de t’aimer.
[Adresse]
Monsieur Victor Hugo
BnF, Mss, NAF 16402, f. 167
Transcription de Caroline Lucas assistée de Florence Naugrette