Paris, 7 mars [18]72, jeudi matin, 10 h.
J’envoie Suzanne te porter mon bonjour, mon cher bien-aimé, en même temps que la copie que je crois fidèle mais plus affreusement écrite encore que de coutume à cause d’un reste de douleurs et d’énervement. Une autre fois je tâcherai d’être en meilleur état si c’est possible. Heureusement que rien ne peut m’empêcher d’admirer toutes les grandes choses que tu fais. À force de t’aimer je finis par avoir le don de comprendre ton génie d’un bout à l’autre. C’est au point que je sens mon cœur grandir et s’élargir chaque fois qu’un nouveau chef-d’œuvre de toi apparaît. Mon amour c’est mon intelligence. Je n’en ai pas d’autre mais cela me suffit et je n’en ambitionne pas davantage. Je me voudrais seulement moins vieille et moins caduque pour te servir plus allègrement et plus efficacement. Voilà mon seul regret mais il va jusqu’à la tristesse car je prévois le moment très prochain où je ne serai plus qu’un fardeau pour toi. Hélas ! la nature va son petit bonhomme de chemin sans se soucier de l’âme qui voudrait s’attarder aux choses de la vie comme si elle n’avait pas devant elle l’éternité pour continuer d’aimer.
BnF, Mss, NAF 16393, f. 66
Transcription de Guy Rosa
[Souchon]