21 mai [1841], vendredi soir, 5 h. ½
Je suis encore seule, mon amour, et probablement j’y resterai toute la soirée. Le mauvais temps d’une part et laa mauvaise santé de l’autre en seront la cause. Au reste je suis si heureuse, si comblée que je ne m’aperçoisb que par réflexion que mon monde habituel me manque. Pense donc un peu, deux bonheurs sur lesquels je ne comptais pas : ta lettre adorée [1] et le manuscrit ravissant [2] et ta personne bien aimée, bien adorée et bien respectée, que je tenais dans mes bras, tout cela à la fois, tout cela au même moment, tout cela dans les yeux, sur les lèvres, dans le cœur et dans l’âme. Mon Dieu, mon Dieu, que vous êtes bon et que je vous remercie de me laisser vivre pour sentir tout mon bonheur.
Voici la pauvre mère Lanvin et son jeune moutard. Je lui demande la permission de continuer car j’ai trop de joie sur le cœur pour ne pas en épancher sur le papier. La joie est comme la douleur, il faut qu’elle déborde au-dehors ou qu’elle étouffe le cœur qui la ressent. Mon amour chéri, je te récrirai une autre lettre ce soir avec un beau dessin, un dessin à faire pâlir tous les manuscrits, tous les missels et toutes les arabesques du monde. Tu n’as qu’à bien te tenir, Picardet [3], tu en verras des drôles. Baise-moi, mon amour, baise-moi encore. Mon Dieu que je suis heureuse, mon Dieu que je t’aime.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16345, f. 171-172
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette
a) « les ».
b) « apperçois ».
21 mai [1841], vendredi soir, 10 h. ¼
Où es-tu mon cher bien-aimé ? Où es-tu mon adoré ? Où es-tu pour que je t’envoie mon souffle, ma vie et mon âme toute entière ? Je t’aime, mon Toto bien-aimé, je voudrais te le dire comme toi dans des paroles de diamants mais je suis une bête brute qui ne sait que grogner mon amour au lieu de parler dans une langue divine. Tant pis, ce n’est pas ma faute. Aime-moi comme ça, je brûle pour toi.
Tout mon monde, mes deux femelles, sont parties : Eulalie à 9 h. ½, Mme Lanvin à 10 h. J’ai reçu une lettre de Claire ce soir par la poste dans laquelle elle me mande que Mlle Hureau me l’amènera sans doute demain pour que je lui pardonne tous ses péchés, ce que je suis très disposée à faire même de loin [4]. Je n’ai pas entendu parler de Mme Krafft et je m’en réjouis, cela prouve qu’elle a senti sa position et la mienne et qu’elle nous a épargnéesa toutes les deux [5]. Je n’ai pas voulu envoyer le petit bandeau chez le bijoutier [6] parce que c’était VENDREDI ! Mais demain matin ce sera la première chose que je ferai.
À propos, j’ai4 reconnaissances à renouvelerb dont 2 pour demain, capital 115 F. et deux autres le 24, capital 100 F. Mais comme je n’avais pas d’argent j’ai toujours fait emporter les reconnaissances, quitte à envoyer l’argent demain par Suzanne si tu en as ce soir.
[Dessinc]
J’ai voulu essayer d’illustrer la scène de ce matin au moment où j’ai reçu le précieux album [7] mais je n’ai pas pu, c’était trop au-dessus de mes forces. Je te ferai un autre dessin représentant autre chose une autre fois mais pour ce soir c’est fini. Je t’aime, mon Toto adoré, je t’aime.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16345, f. 173-174
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette
a) « épargné ».
b) « renouveller ».
c) Dessin d’un lit à baldaquin ou d’une fenêtre à rideaux avec deux personnes qui regardent à travers ?
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