10 mai [1841], lundi matin, 11 h. ¼
Je suis vraiment honteuse, mon Toto, de ne pas savoir mieux résister au sommeil mais il faut convenir aussi que tu mets tous tes soins à m’endormir avec une persévérance digne du succès. Depuis minuit jusqu’à deux heures du matin que j’ai le bonheur de te posséder, tu ne me dis pas quatre paroles, tu passes ton temps à écrire d’une part et de l’autre à lire les journaux. Vraiment, il n’y a pas de femme qui puisse résister à ce genre de divertissement et je ne suis pas la seule que CETTE ESPÈCE de plaisir endormirait jusqu’à consommation des siècles. Il est vrai que comme compensation j’ai trois pintes de tisanea à avaler par jour, plus deux frictions qui m’emportent la peau au vif [1] et pour surcroît aujourd’hui la procession de mes créanciers [2]. Et dire qu’avec tout ça je ne suis pas contente, que je ne me roule pas de joie et que je ne pousse pas d’affreux cris de jubilation, vraiment on n’est pas plus difficile à vivre que moi. Ia, ia monsire matame, il est son sarme. En attendant, je vais me consoler en copiant la fameuse visite du 8 mai, c’est bien heureux qu’on m’ait laissé ce pauvre petit os à ronger [3]. Taisez-vous, vous êtes un brigand et un [salop ?].
Juliette
BnF, Mss, NAF 16365, f. 137-138
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette
a) « tisanne ».
10 mai [1841], lundi après-midi, 3 h. ¾
J’ai taillé mes QUATRE plumes : gare là-dessous, c’est Juju qui va griffonner, non mais. Je vais me mettre à peindre votre copie sans démarrer car toutes mes affaires sont faites, mon linge compté, ma dépense aussi. Du reste je n’ai encore vu que le Mignon de tout mon monde, l’homme de Gérard est en retard : quel phénomène ! il faut que ce cuistre soit bien sûr de son affaire pour se permettre une telle infraction aux us et coutumes de ce genre d’animaux. Ce n’est pas que cela ne me soit tout à fait égal, attendu les pièces de cent sous derrière lesquellesa j’attends tous ces fripons.
Je voudrais, mon Toto, que vous ayez le courage de venir jusque chez moi pour me donner un peu de joie et d’encouragement. Je suis vraiment très à sec de ces deux ingrédients et vous ne feriez pas mal de m’en rapprovisionner un peu, attendu que je ne vois pas que je puisse m’en passer d’ici à longtemps avec les discours, les in-octavo [4] et les pièces qui poussent de tous les côtés comme les bourgeons, les fleurs et les fruits aux arbres [5]. Je vous aime mon Toto.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16345, f. 139-140
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette
a) « lesquels ».