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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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18 avril [1841], dimanche matin, 10 h. ¼

Bonjour mon Toto adoré, bonjour mon amour bien-aimé. Vous ne voulez donc pas venir, affreux bonhomme, eh bien je vous ferai trancher le fleuve des révolutions avec la massue abondante de votre éloquence [1], soyez tranquille. En attendant, vous êtes une bête de ne pas profiter du beau temps, de la bonne santé et du bon amour que le bon Dieu et moi vous jetons à la tête. Vous avez cependant fini votre discours hier et vous m’aviez bien promis de signaler cet heureux événement par un déjeuner sterling et par la lecture du susdit le soir même [2]. Mais vous promettez toujours plus de beurre que de pain. Taisez-vous, taisez-vous, vous êtes un académicien.
Voici ce que ma servarde me raconte : il paraît qu’hier au soir Mme Chamberlan (qui demeure au troisième) en rentrant chez elle, après avoir fermé ses fenêtres, a entendu un bruit si étrange qu’elle s’est enfuie précipitamment de chez elle. Le portier chargé d’aller chercher la force armée a voulu auparavant s’assurer de l’assassin et il est entré courageusement avec une chandelle à la main, suivi du nombre imposant de sa portière ; et qu’est-ce qu’il a trouvé après de nombreuses recherches ? Un effroyable scélérat de pigeon blanc perché sur le secrétaire de la susdite dame Chamberlan. On ne lui a trouvé aucun paquet d’allumettes chimiques, aucun couteau poignard, aucun monseigneur [3], aucune fausse clef mais on lui a trouvé, HORREUR, le bec et les pattes roses. Enfin Mme Chamberlan, peu rassurée encore par ces précautions, a livré le misérable à la justice… du portier, lequel l’a livré à la clémence de son petit-fils Fouyoux de deux ans et demi [4]. Bref, je regrette que cet astucieux animal n’aita pas pris pied chez moi car je l’aurais gardé à demeure comme Dédé. À propos de Dédé, une affreuse pensée me traverse l’esprit. Si par hasard ce pigeon vagabond était le sien [5] ? Quelle atroce destinée. Oh ! mais c’est impossible, Dieu est trop bon pour permettre un si horrible malheur ! Mais je ne serai tranquille que lorsque je t’aurai vu.
En attendant, baisez-moi. Vous, si jamais vous venez vous percher sur mon lit je ne vous effaroucherai pas ni ne vous donnerai pas au portier mais vous ne viendrez jamais.

BnF, Mss, NAF 16345, f. 63-64
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « n’est ».

Notes

[1Voir la remarque de la veille au soir. Cette citation est extraite de la toute fin du feuilleton de Delphine de Girardin du 17 avril 1841 dans La Presse. L’écrivaine, mentionnant à nouveau « un mot » de la fameuse « dame aux sept petites chaises », le personnage récurrent et devenu proverbial qu’elle a inventé, spécialiste des « cuirs », des calembours involontaires à partir d’une anecdote - une mondaine a demandé à un monsieur s’il comptait aller aux sept petites chaises au lieu de steeple chase un type de course d’obstacles à cheval - compare le procédé à ceci : « Cet heureux essai d’obscurantisme nous rappelle ce beau passage d’une lettre de complimens que vient de recevoir Victor Hugo. On le félicite de sa nomination à l’Académie, et on exprime le désir de le voir bientôt à la chambre des députés. “Car, s’écrie l’admirateur enthousiaste, vous êtes appelé, monsieur, à aider votre illustre confrère dans la tâche glorieuse qu’il a entreprise ; vous êtes destiné, comme lui, à trancher le fleuve des révolutions avec la massue abondante de votre éloquence !” / Trancher un fleuve avec une massue abondante ! Cela est nouveau. Il est vrai qu’il s’agit du fleuve des révolutions, qui est un fleuve tout à fait à part. / Vicomte CHARLES DE LAUNAY ».

[2Victor Hugo a été élu le 7 janvier 1841 à l’Académie française, et sa grande cérémonie de réception, à l’occasion de laquelle il doit prononcer un discours, est prévue pour le 3 juin 1841. L’échéance approchant, le poète y a consacré tout son temps depuis le 19 mars et quelques jours auparavant, le 11 avril, il en a lu la première partie à Juliette.

[3Pince-monseigneur.

[4Juliette parlait déjà la veille au soir de l’enfant, manifestement venu rendre visite à son grand-père. Elle lui a donné à manger, à boire, quelques sous, et a fait de « cet affreux petit mendiant » une description haute en couleurs, en puces et en poux.

[5Adèle Hugo possède un pigeon baptisé Gipon, sans doute par métathèse (Léopoldine Hugo, Correspondance, édition critique par Pierre Georgel, Paris, Klincksieck, « Bibliothèque du XIXe siècle », 1976, p. 285-286).

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