31 décembre [1844], mardi matin
Bonjour, mon petit Toto adoré, bonjour mon bien-aimé. Comment va ta pauvre tête ce matin ? Comme je n’ai pas dormi de la nuit j’ai eu tout le temps de me faire des transes et des peurs atroces sur la possibilité d’une maladie qui te viendrait à force de travail et de fatigue. Cette affreuse idée une fois entrée dans mon esprit il m’a été impossible de fermer l’œil. Il était cinq heures du matin que je n’avais pas encore eu le plus petit assoupissement. Pauvre adoré, Dieu te garde de tout mal car je ne sais pas comment je supporterais ce malheur.
J’ai attendu, collée à ma fenêtre, que tu aies tourné le coin de la rue cette nuit. Un hideux ivrogne m’avait fait peur. Enfin je l’ai entendu entrer dans sa maison probablement et j’ai respiré. Du reste, il faisait encore du brouillard. C’est bien imprudent à toi de te promener au milieu de la nuit par des temps pareils. Comme tu vois ce ne sont pas les sujets d’inquiétude qui me manquent je n’ai que l’embarras du choix. Enfin, à la grâce de Dieu.
Je vais envoyer chercher Claire tout à l’heure. Je l’envoie chez son père mais je ne pense pas qu’elle le trouve. Je suis impatiente de voir sa joie et sa surprise ce soir [1]. Cher adoré bien-aimé, tu nous asa comblées toutes les deux. Il n’est pas au pouvoir d’un roi de faire les magnifiques cadeaux que tu nous as faitsb. Aussi je suis heureuse plus qu’une reine, qui serait heureuse. Demain je le serai encore davantage puisque j’aurai ma petite lettre de toi et des baisers en plus de tous ceux que j’ai amassésc depuis douze ans dans mon trésor : Quel Bonheur !!!!!
Juliette
BnF, Mss, NAF 16357, f. 209-210
Transcription d’Yves Debroise assisté de Florence Naugrette
a) « a ».
b) « a fait ».
c) « amassé ».
d) Les cinq points de suspension courent jusqu’en bout de ligne.
31 décembre [1844], mardi soir, 6 h. ¾
Mon petit bien-aimé, je t’attends. Je voudrais bien te voir, mon amour. Est-ce que tu ne viendras pas bientôt ? Clairette vient de venir. Elle a vu son père qui paraît de plus en plus abattu [2]. À peine s’il lui a parlé. Il lui avait demandé de venir dîner avec lui demain. Je n’ai pas voulu y consentir. La légèreté de M. Pradier est telle que je ne serais pas tranquille si je la savais seule avec lui. Je lui ai dit, à Claire, que cela ne se pouvait pas parce que je n’avais personne pour l’y conduire ni pour aller la chercher. J’ai gardé pour moi les véritables raisons qui m’empêchent de consentir à ce dîner. Et cependant, mon Dieu, quoi de plus naturel qu’une fille allant dîner chez son père au jour de l’an ? Faut-il que sa conduite et ses procédés aient été tels jusqu’à ce jour que je n’ose souhaiter un rapprochement plus grand entre la fille et le père ! Quel sujet d’amertume et de tristesse pour moi. Vaa ! mon adoré, j’ai besoin que tu m’aimes pour ne pas prendre la vie en dégoût quand je pense à tout ce qu’elle renferme de hideux et d’immonde. Justement te voici, mon Toto.
9 h. ½
Je ne peux pas m’empêcher de penser à ce pauvre M. Villemain. Quel malheur, mon Dieu, pour toutes ces pauvres petites créatures. J’en ai le cœur navré. Mon Victor bien-aimé je t’aime. Tout m’est un sujet de t’aimer davantage, peine ou joie. Je t’aime toujours plus d’une seconde à l’autre. Je t’aime mon Victor. Je t’aime plus que ma vie.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16357, f. 211-212
Transcription d’Yves Debroise assisté de Florence Naugrette
a) « Vas ».