Mercredi, minuit
J’espère, mon bien-aimé, que tu ne m’as pas trompéea lorsque tu m’as dit en me quittant que tu allais mieux et que si tu restais chez toi, ce serait par complaisance pour l’inquiétude bien naturelle de ta femme – Ne pouvant pas m’en assurer mieux, je vais tâcher de m’endormir en sécurité – C’est égal, je suis bien tourmentée – Je crains que tu ne m’aies trompéea par générosité – et que tu ne sois réellement plus malade que tu ne l’avoues. Mon Dieu, quel suppliceb que le mien, hier, aujourd’hui, et demain peut-être, obligée de m’en rapporter à toi – quand mes yeux, ma bouche, mes mains seraient insuffisants à me rassurer – Plains-moi de t’aimer comme ça. Je suis quelquefoisc bien malheureuse –
Je ne veux pas fermer ma lettre sur une idée triste – Je vais tâcher de retrouver un coin de mon amour qui ne soit pas imprégné de chagrin pour te le donner ce soir en retour de ta bonne petite visite et de tes deux charmantes lettres – Mon Victor – je t’aime. Pardonne-moi ce que je t’ai dit d’injuste et de maussade. Je suis bien fâchée quand je t’ai affligéd – Je voudrais pouvoir revenir sur toutes ces folies – et te les faire oublier à force d’amour et de caresses – Quelquefoisc, c’est ta faute aussi parce que tu prends mon âme à l’envers comme le tablier de Didine – Et alors je crie de toutes mes forces, c’est pas ta ça – c’est ta ça [1] – Puis je t’aime encore davantage – Dors bien mon Victor, porte-toi bien, aime-moi bien.
Juliette
[Adresse]
Pr toi mon adoré
BnF, Mss, NAF 16322, f. 275-276
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette
a) « trompé ».
b) « suplice ».
c) « quelques fois ».
d) « affligée ».