22 mai [1837], lundi après-midi, 2 h.
Vieux avare que vous êtes. Vous ne pouviez donc pas me donner une bonne grosse lettre pour ma fête ? Je vous aurais cependant bien remerciéa de toute mon âme comme je vous ai remercié de la trop petite et bien chère lettre que vous m’avez envoyée quoiqu’elleb soit par trop microscopique [1].
Je reconnais cependant que je n’ai pas lieu de me croire la plus malheureuse et la plus infortunée des femmes. Au contraire, je suis très heureuse, très joyeuse et TRÉGÉE.
Je vous écris pendant que la grêle tombe dru dans mes carreaux et menace de les casser, ce qui m’encourage à faire pleuvoir sur ce papier des torrents d’amour au risque de le crever dans tous les sens.
Jour mon petit o. Donnez votre cou que je le baise et la plante de vos pieds pour que je la chatouille. Donnant donnant, voilà mon grand principe de liberté, d’égalité et la MORT [2].
Voici qu’on m’apporte un bouquet de Mme Krafft ou plutôtc un paquet contenant un schall [3] de soie et 2 cornets de tabac. Je dois avouer que [l’envoid ?] ne me déplaît pas s’il obtient votre assentiment et si vous pouvez lui rendre en loges, en livres et en bonnes grâces l’équivalent de tous ses cadeaux. Je vous aime mon Victor. Je t’adore mon sauveur, mon ange, mon prince, mon ROI, MON DIEU.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16330, f. 201-202
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein
a) « remercier ».
b) « quoi qu’elle ».
c) « plus tôt ».
d) « l’envoie ».
22 mai [1837], lundi après-midi, 2 h ½
Mon cher petit homme adoré. Me revoici de nouveau ébouriffée et effarouchée au sujet du cadeau de Mme Krafft. Cependant, nous sommes toutes les deux bien innocentes et il est probable que c’est l’œuvre de Mme Pierceau qui aura parlé à Laure de l’intention et du désir que j’avais d’avoir un schall d’été. Au reste, tu pourras si cela te déplaît faire un AUTODAFÉ de lui. Je ne m’y opposerai pas, pourvu que ma parfaite indifférence t’empêche de me rendre responsable d’un incident auquel je n’ai pris aucune part. Et puis en voilà assez sur ce sujet.
Tu es mon Toto, tu es mon amour bien-aimé. J’ai ta chère petite lettre que je baise et que j’adore. Et puis j’ai le souvenir de notre matinée. Tout cela constitue un bonheur des plus parfaits et des plus ravissants. Et je suis heureuse, et je suis riche, et je suis comblée. Jour mon petit o. Mme Lanvin n’est pas venue. Il est probable que le mauvais temps l’effraye, ce qui est bien concevable. J’enverrai Claire avec Suzette au spectacle ce soir, et puis je t’attendrai avec amour et courage. Et puis tu es mon pauvre amour, ma vie, ma joie, mon TOUT. Jour on jour. Je baise vos pieds et votre jolie petite buchea et je vous aime de toutes mes forces et de toute mon âme.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16330, f. 203-204
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein
a) La graphie cursive prouve que la voyelle manquante l’est de manière nettement intentionnelle.
22 mai [1837], lundi soir, 6 h. ½
Mes goistapiouses [4] sont parties au théâtre. Je suis seule avec votre pensée, comme vous voyez, et je m’en sers pour griffonner le plus de papier possible, pensant que ça pourra vous être infiniment désagréable. Vous avez lâchement répandu vos richesses pour suborner ma [famille ?] et mes gens. C’EST LÂCHE ! Je ne me suis pas habillée, dans la douce persuasion où je suis que vous ne viendrez pas du tout me chercher pour aller nulle part. Aussi je m’apprête à passer la soirée la plus embêtante qui puisse se trouver sous la calotte aventurine du Ciel. À propos du ciel, celui d’aujourd’hui est assez [morne ? /morose ?]. On dirait qu’il a pris un rhume de cerveau, c’est-à-dire un CORYSAa, c’est plus SIMPLE. J’ai un froid de loup et cependant j’ai du feu dans [l’asile de chat ?]. Comment font les pauvres gens ? Et comment faites-vous, vous surtout petit éreinté qui courezb la prétentaine nuit et jour ? Pon pon veux-tu du pain ? Jour mon petit o. Jour mon gros to. Je vous aime ardemment et de toutes mes forces et de toute mon âme. Je crois vous l’avoir un peu prouvé ce matin. Bon petit homme bien-aimé bien chéri, venez très tôt et je vous pardonne tout l’amour que vous m’inspirez. Et je vous baiserai bien. Je t’aime.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16330, f. 205-206
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein
a) « CORISA ».
b) « courrez ».
22 mai [1837], lundi soir, 8 h. 10 m[n].
Cher petit espiègle, je vous pardonne de m’avoir fait la peur de ne m’écrire que dans six jours en faveur de la bonne petite surprise que vous venez de me faire [5]. Certes, je n’ai jamais été mieux inspirée que ce soir en préférant rester chez moi, comme si j’avais su que je devais être visitée par votre chère belle âme. Aussi quand elle a frappé j’étais là pour la recevoir et sous les armes [6] car je n’avais pas encore quitté de l’âme et de l’esprit votre chère pensée et je n’avais pas encore usé votre dernier baiser ni le dernier souffle que j’avais aspiré sur vos lèvres roses. Que je suis contente – non ce n’est pas assez. Que je suis heureuse – ce n’est pas encore ça ; que je suis ravie, que je suis transportée de joie et d’amour ! Quelle bonne petite lettre ! Quelle délicieuse petite lettre ! QUEL BONHEURa ! Vous pouvez venir à présent. C’est votre tour. Il n’y a pas une place, pas une lettre, pas un mot, pas une ligne qui n’ait été couverte de baisers. Ainsi vous pouvez vous risquer : il y en a encore plus que vous n’en userez. Moi aussi j’aime mieux cela. C’est si bon cela. Je donnerais ma vie pour cela [7]. Pour cela je donnerais toutes les lettres de l’alphabet moins celle qui vous sert à faire des calembours [8]. Jour mon cher petit o. Je crois que vous m’aimez et je suis bien heureuse et bien récompensée de mon amour et de ma fidélité.
Pauvre ange, je ne le savais pas mais je suis bien joyeuse. C’est un présage. Désormais dans ta vie c’est moi qui ôterai tous les vilains crêpes qui voudraient la voiler. Ma fête c’est mon amour, mon nom c’est mon âme [9].
Juliette
BnF, Mss, NAF 16330, f. 207-208
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein
a) Ces deux mots, écrits en gros, occupent à eux seuls toute la ligne.