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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Paris, 18 déc[embre 18]78, mercredi matin, 6 h.

Cher bien-aimé, voici un bonjour qui ressemble comme deux gouttes d’encre à un bonsoir car il fait noir comme dans un four et le silence règne encore au-dehors comme au-dedans, dans la rue et dans la maison. Tout cela est normal à cette heure et dans cette saison ; ce qui ne l’est pas, normal, c’est ton insomnie imitée de la mienne et que je me reproche comme un mauvais exemple que je t’ai donné mais qui ne sera pas incurable pour toi, je l’espère, comme elle l’est pour moi. En attendant je pensais cette nuit, « car que faire en un lit à moins que l’on ne songe ? » [1] à ce qui nous préoccupea tous les deux à savoir le meilleur moyen de te garantir toi et tes petits-enfants d’un dommage quelconque fait à tes intérêts et aux leurs quand je mourraib. Mon testament y avait déjà pourvu, mais tu parais craindre qu’il ne soit pas suffisamment explicite pour préserver le mobilier de la chambre que j’habite chez toi contre l’avidité possible mais improbable de mon neveu et c’est à quoi je m’appliquec honnêtement depuis que tu m’as manifesté cette crainte [2]. J’avais pensé à écrire pour qu’on m’envoyât la forme de ce supplément testamentaire mais j’ai craint de me mal expliquer et je crois meilleur d’y aller moi-même. Je l’aurais fait aujourd’hui même si je n’étais pas un peu souffrante. En attendant, en prévision de ma mort subite, cette lettre tout intime de toi à moi est plus que suffisante pour convaincre mon honnête et brave neveu Louis [3] qu’il n’a rien à réclamer de la chambre que tu me prêtes, en dehors de mes hardes, de mon linge et des quelques bijoux qui m’appartiennent antérieurement à notre intimité, avec les quelques souvenirs d’amis qui m’ont été donnés depuis notre rentrée en France. Quant à la proposition généreuse que tu m’as faite d’aller vivre de tes rentes à Guernesey je la refuse absolument. Mon devoir envers toi comme envers moi-même est de rester, sinon chez toi, s’il nous est démontré que cela n’est plus possible, mon devoir, dis-je, mon devoir impérieux est de rester à Paris pour répondre moi-même à tous les points d’interrogations qui pourraient se produire.
Voilà, mon grand bien-aimé, ce que j’avais à te dire en attendant que je te l’écrive en termes légaux pour te servir en cas de besoin.
Hélas ! qui m’eût dit il y a un an à pareil jour et à pareille heure que mon billet doux quotidien serait hérissé de toute cette humiliante broussaille ; mon désintéressement pauvre se débattant contre ton ingratitude riche ! tout est possible ! à preuve c’est que je t’aime comme le premier jour de notre amour.

Collection particulière / MLM / Paris, 62260 0064/0066
Transcription de Gérard Pouchain
[Charpentreau]

a) « préocupe ».
b) « mourrerai ».
c) « aplique » 

Notes

[1Citation détournée de la fable de La Fontaine « Le Lièvre et les Grenouilles » : « Car que faire en un gîte à moins que l’on ne songe ? »

[2Juliette Drouet avait modifié son testament le lundi 26 août 1878 (ce testament est conservé à la Médiathèque de Fougères) : son neveu (Jean-)Louis Koch y était désigné comme son légataire principal. Mais des dispositions étaient déjà prises pour protéger les intérêts des petits-enfants de Hugo, qui héritaient des placements garantissant à Juliette Drouet une rente à vie en cas de décès de Victor Hugo avant elle. Ce testament établissait déjà clairement que le neveu de Juliette Drouet héritait de ses affaires personnelles, tandis que les petits-enfants de Hugo héritaient des « titres, actions ou obligations mobilières […] inscrites à [s]on nom ». On comprend que Juliette Drouet trouve humiliante la demande de Victor Hugo de préciser encore les choses par un nouveau testament.

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