12 février [1846], jeudi matin, 11 h. ½
Bonjour mon aimé Toto, bonjour mon adoré petit homme, bonjour je t’aime. Oublie ce que je t’ai dit hier au soir car je ne sais pas comment j’ai osé te le dire. Quand l’amour n’est pas le plus généreux et le plus dévoué des sentiments il en est le plus égoïste et le plus féroce, comme je ne te l’ai que trop bien montré hier, mon Victor adoré. J’ai honte des mauvaises pensées que j’ai laissé échapper devant toi. Je t’en demande pardon et je te supplie de ne pas te les rappeler. Comment vas-tu mon adoré ? À quelle heure es-tu rentré cette nuit ? Ta famille s’est-elle bien amusée ? Quand tu viendras tu me diras tout cela. En attendant je t’aime, je m’occupe de toi et je t’adore. Je viens de copier ta lettre à Lord Cunningham. Je vais faire ton eau [1] et puis je me débarbouillerai. J’ai passé une mauvaise nuit mais j’en connais la cause et je la prévoyais. Ce matin je n’y pense plus et si tu m’aimes et si tu viens tout à l’heure je serai
… Midi…
Tu t’es chargé d’achever ma phrase par ton coup de sonnette qu’on peut appeler un coup de maître. Chaque fois que tu sonnes je bondis sur ma chaise de joie et de peur. Seulement vous ne sonnez pas assez souvent. Cher bien-aimé, te voilà déjà parti et je n’ai plus d’espoir de te voir avant ce soir, c’est bien long. Pense à moi, plains-moi et aime moi.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16362, f. 151-152
Transcription d’Audrey Vala assistée de Florence Naugrette
a) « Coningham ».
4 h. ¾ après-midi, jeudi 12 février [1846]
J’aurais dû te demander à sortir aujourd’hui que le temps est doux et beau. Je pense toujours aux bonnes choses quand il n’est plus temps, c’est pire que si je n’y pensais pas du tout parce que cela me donne des regrets inutiles. Où en êtes-vous de la fameuse bataille, je veux dire de la séance académique [2] ? Combien y a-t-il de perruques AVENTURINES [3] sur le carreau ? Tant de tués que blessés, combien y a-t-il de vieux chicots morts ? Je désirerais le savoir promptement afin de me livrer à la joie et aux pommes de terre à gorge déployée car je n’ai pas plus de sympathie pour la victime que pour le coupable. Je n’ai regret que d’une chose c’est de n’avoir pas assisté à la réception de machin, j’aurais été curieuse de voir le vieux chose lui tomber sur la carcasse avec son menton de bois et ses lèvres absentes. Voici Mlle Féau qui vient pour dîner. Je ne sais pas pourquoi cette excellente demoiselle me fait toujours l’effet de venir dans le moment où je ne la désire pas, cependant je fais bonne mine à mauvais jeu parce que c’est une bonne femme qui aime ma fille bien tendrement. À propos de ma fille j’ai reçu une lettre d’elle qui en contient une autre pour M. Dumouchel, je ne l’enverrai qu’après que tu l’auras vue. Mon Dieu pourvu que ma visite ne me fasse pas perdre une seconde du temps que tu as à me donner ? J’en ai une peur effroyable et j’avoue que cela m’ôte beaucoup de mon calme et de ma résignation. Je t’aime, je t’adore.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16362, f. 153-154
Transcription d’Audrey Vala assistée de Florence Naugrette