Guernesey, 24 janvier 1856, jeudi après-midi, 3 h.
Cher petit homme, je n’ose pas me vanter d’avoir décroché 10 h. hier au soir, car il est probable que ce tour de force ne se renouvellera plus et que vous vous tiendrez mieux sur vos gardes dorénavant. Aussi c’est presque honteusement que je triomphe pour cette pauvre petite fois. Du reste je m’en veux de n’avoir pas fait faire de thé car il est probable que tu auras trouvé celui de ta maison entièrement absorbé ou froid ce qui revient au même. Mais j’étais si loin de me douter du QUINE [1] de ma soirée que je n’avais donné aucun ordre à Suzarde pour le thé sacramentel. Une autre foisa je tâcherai de prévoir le bonheur d’aussi loin. En attendant je te remercie de m’avoir sacrifié le TROU MADAME [2] pendant une heure : autrefois vous n’aviez besoin d’aucun trou pour vous plaire dans mon petit coin ; mais à présent rien ne vous attire et rien ne vous retient plus auprès de moi et c’est à grand peine si je parviens à vous prendre au piège d’un bon dîner de temps en temps. O TEMPORAb, O MORES ! Ceci doit être dit sans faire concurrence aux élucubrations libidinophilosophicogribouilloso de Rozanne [3] et de Georgec Sand. Pourquoi CT’AIR NIO [4] ? Décidément les femmes qui mettent la poésie par dessus leur tête sont de fameuses TOUPIES [5] ! Fichtre elles n’y vont pas de main morte quand elles se déboutonnent sous « les saintes rosées du ciel…. » [6]. Quant à moi je ne voudrais pas une seule goutte d’esprit puisé à ces petites rigoles littéraires sablées de polissonneriesd religieuses et supercoquentieuses [7]. Je mets tout mon savoir à t’aimer de toute mon âme, mon cher petit homme, et j’ai la prétention de t’aimer uniquement et exclusivemente en ce monde. Pour cela je n’ai pas besoin d’autres confidents que Dieu et toi ; et d’autre rhétorique que mes baisers.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16377, f. 24-25
Transcription de Chantal Brière
a) « autrefois ».
b) « TEMPORO ».
c) « Georges Sand ».
d) « polisonneries ».
e) « exlusivement ».