Guernesey, 17 février [18]73, lundi matin, 7 h. 20 m.
Cher adoré, j’ai répondu à tous les petits signes de tendresse et d’amour tout à l’heure avec le même ravissement et avec la même ardeur qu’il y a quarante ans à la même date et à la même heure. Tu te souviens que je t’envoyais des baisers et que tu te retournais à chaque pas pour me les rendre. Quarante ans ont passé sur cette première extase et cependant je la retrouve aujourd’hui aussi vivante et aussi radieuse en moi que dans le premier moment où je l’ai éprouvée. Le décor a changé et j’ai revêtu le travestissement de la vieillesse mais mon cœur, mais mon âme sont restés jeunes et t’adorent comme le premier jour où je me suis donnée à toi. En attendant le jour de la suprême transfiguration je continue à t’aimer, à t’aimer avec la foi que j’ai en Dieu et je confie cet amour divin à la garde de nos chères âmes pour qu’il n’en soit rien dérobé ni perdu par ta faute ou par la mienne.
Depuis hier j’ai lu et relu les adorables lignes que tu as écrites sur mon livre rouge [1]. Je les aurais déjà usées à force de les baiser si je ne me rationnais pas. Et pour que les autres ne soient pas jalouses je les ai relues et baisées et rebaisées comme je fais chaque fois que tu en ajoutes de nouvelles. Cette tendre et pieuse formalité accomplie, je referme à regret ce cher et précieux livre jusqu’à ce que tu le rouvres toi-même, ce qui ne se fera pas longtemps attendre puisque le mois de notre amour est aussi celui de ta naissance, plus lumineuse et plus utile et plus heureuse encore pour le genre humain que celle du Christ. Et, dans une ère prochaine, on datera de Victor Hugo comme on date encore de Jésus. Je baise tes pieds et je t’adore.
BnF, Mss, NAF 16394, f. 46
Transcription de Maggy Lecomte assistée de Florence Naugrette
[Guimbaud, Souchon, Massin]