30 juin [1846], mardi matin, 8 h. ½
Bonjour mon bien petit bien-aimé, bonjour mon cher adoré, bonjour, mon charmant petit homme, bonjour mon pauvre petit empêché. Comment vas-tu ce matin, comment va ta pauvre tête ? Je suis furieuse contre ce vieux bonhomme de chancelier [1] qui est cause de tout ça. J’espère seulement que tu pourras débarrasser ton pauvre cerveau des belles et utiles idées qui le fatiguent depuis quatre jours et que j’aurai le bonheur de lire demain dans le Moniteur, les admirables choses que tu auras dites aujourd’hui à la Chambre. J’espère encore que tu viendras baigner tes chers beaux yeux avant d’aller à cette Chambre [2]. Je l’espère et je le désire de toutes mes forces.
Cher bien-aimé, il m’est impossible de regarder avec tranquillité et consolation tout ce qui me rappelle ma pauvre fille morte. Je ne sais pas si cela viendra plus tard mais jusqu’à présent cela m’est on ne peut pas plus douloureux. Je ne peux pas regarder sans une sorte d’horreur la preuve de la destruction de ma pauvre chère enfant. Ma raison me dit trop que mon malheur est réel mais mon cœur, mes yeux, mes oreilles, mon âme doutent encore. Il leur semble qu’elle va venir, qu’ils vont la voir, l’entendre et lui sourire. C’est une illusion que la nature et l’habitude prolongent bien longtemps encore après la mort, malgré l’affreuse et effrayante réalité. Plus tard, probablement, j’aurai besoin de mettre à la place de cette illusion la réalité triste mais devenue calme et douce et que je verrai avec bonheur les derniers vestiges de ma pauvre bien-aimée, mais à présent, je te le répète, je ne le peux pas.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16363, f. 191-192
Transcription de Marion Andrieux assistée de Florence Naugrette
30 juin [1846], mardi soir, 5 h. ¼
Je ne sais que devenir, mon cher petit homme, avec l’affreux mal de tête que j’ai. Depuis que tu m’as quittée j’ai essayé des distractions et même du sommeil sans pouvoir parvenir à en arrêter les progrès. Dans ce moment-ci je suis comme une pauvre folle. Je n’ai pas pensé à te demander de venir me chercher dans le cas où tu irais au Moniteur ce soir. J’espère que tu auras enfin trouvé l’occasion de te débarrasser la tête et que je lirai demain des choses admirables de toi. Je suis impatiente de savoir si mon espoir s’est réalisé et j’ai surtout besoin de te voir et de te baiser. Je suis sûre que cela me fera du bien, et pour peu que tu m’emmènes avec toi tout à l’heure, je serai guérie tout à fait.
Eugénie m’a apporté son buste en terre cuite à voir. Je ne sais pas si je me trompe mais je le trouve horriblement vieilli et désagréable. Cependant j’attendrai ton opinion pour asseoir la mienne. En attendant, je n’ai pas pu lui cacher ma première impression. Ce n’est pas de ma faute mais je ne sais pas cacher ce que je pense, surtout quand on m’interroge. C’est souvent peu obligeant mais je ne peux pas dissimuler. Je te demande pardon de mon infirmité, mon cher petit homme, elle est si forte ce soir que je ne sais plus ce que je dis, ce que je pense et ce que je fais. Je ne sens qu’une chose c’est que je t’aime au dessus de tout et que tu es ma vie. Je voudrais te voir, je voudrais rester avec toi bien longtemps, bien longtemps, bien longtemps. Je voudrais ne te quitter jamais.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16363, f. 193-194
Transcription de Marion Andrieux assistée de Florence Naugrette