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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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5 juin 1846

5 juin [1846], vendredi matin, 7 h. ¾

Ma pensée, mon cœur, mon âme à toi, mon Victor bien-aimé, peut-être en ce moment penses-tu à moi, et nos deux aspirations l’une sur l’autre se rencontrent-elles en chemin et se confondent-elles en un seul et même désir de nous revoir le plus tôt possible ? Quant à moi, c’est mon besoin le plus impérieux, mon désir le plus ardent et ma pensée fixe : te voir, te voir, toujours te voir. Hélas ! voilà pourtant deux jours que je ne t’ai pas vu, mon adoré et il n’est que trop certain que je ne te verrai pas encore aujourd’hui. Quand je songe à cela, mon doux aimé, le cœur me manque, et il me semble que je n’arriverai jamais au terme de cette longue et cruelle séparation. Encore si cette pauvre enfant était transportable. Mais elle est toujours dans le même état de faiblesse et de débilité. Cette nuit a été bien moins bonne que l’autre. Je ne sais pas ce que le médecin en dira ce matin, mais elle tousse beaucoup au moment où je t’écris ces lignes. Je ne connais rien de plus navrant et de plus désespérant que l’état de cette malheureuse créature. Je viens d’aller la voir. Elle est toute inondée de sueur, et cependant nous sommes encore à l’heure fraîche de la matinée. Mon Dieu, mon Dieu, ayez pitié de cette pauvre enfant. Rendez-lui la santé et prenez ma vie en échange. Je saurai bien aimer mon Toto malgré la mort, s’il est vrai que notre âme est immortelle. Je ne sais pas ce que je t’écris, mon Victor adoré. Mon cerveau ressemble à une route sur laquellea vont et viennent les idées les plus sinistres et les plus lugubres. Je ne m’entends plus vivre. J’ai la tête broyée. Je sens que je t’aime à travers tout ce tumulte douloureux, mais je ne sais pas comment je te le dis. Pour me reposer, je viens de lire ton adorable petite lettre. Je me suis arrêtée à chaque mot pour en extraire tout ce qu’il y a de tendresse, de générosité, de dévouement, de bénédiction, d’amour et de sublime dans chacun d’eux. Ô mon Dieu ! Mon Dieu, quelle douce et ravissante surprise ! Une lettre de toi qu’on me remet par la fenêtre ouverte, une lettre de toi, mon Victor adoré. Oh ! merci, merci du fond du cœur. Tu es encore plus grand et plus admirable par le cœur que par le génie, merci à genoux. Toute ma vie à toi, mon divin bien-aimé. Je t’adore.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16363, f. 125-126
Transcription de Marion Andrieux assistée de Florence Naugrette

a) « lesquelles ».


5 juin [1846], vendredi après-midi, 3 h.

Que les heures de l’absence et de la souffrance sont lentes, mon cher bien-aimé. J’en fais la plus cruelle et la plus douloureuse épreuve depuis que je suis séparée de toi et que ma pauvre fille est malade. Cette journée, à peine aux deux-tiers, m’a paru un siècle et je ne pense qu’avec effroi au temps qu’il y a encore entre toi et moi. J’entends d’ici les plaintes de cette pauvre enfant. Depuis ce matin, elle se plaint d’un étouffement que rien n’a pu calmer jusqu’à présent. Tu penses dans quelle situation de cœur et d’esprit je suis, mon bien-aimé, et tu ne t’étonneras pas du profond découragement qui s’empare de moi malgré tes divines et exquises lettres. Il faut pourtant que j’aille jusqu’au bout de cette terrible maladie, il le faut à tout prix pour qu’il ne soit pas dit que mes soins ont manqué une seule minute à cette chère et malheureuse créature. Je l’ai encore levée aujourd’hui mais je tremble que ce ne soit plus possible bientôt. Tu ne peux pas te figurer ce que c’est que cette faiblesse-là. C’est presque une agonie. D’y penser seulement mon cœur suffoque. J’attends tantôt M. Triger qui a promis de venir aujourd’hui. Je redoute plus sa visite que je ne la désire depuis l’affreuse sentence qu’il a prononcée. Je ne sais où poser ma pensée pour l’isoler des choses lugubres qui m’obsèdent. Ta douce et ravissante image est un regret de plus, car je me dis que je ne la verrai pas avant demain. Tes lettres même ne sont pas un abri suffisant pour empêcher les tortures de l’absence et de l’attente d’arriver jusqu’à moi. Je suis triste, triste, triste, mon Victor, mais à travers ma tristesse il y a un sentiment de tendresse, d’amour et de reconnaissance inexprimable pour toutes les douces et consolantes paroles que tu m’envoies du milieu des affaires les plus sérieuses et les plus pressantes. Je ne t’en remercie pas, je t’aime. Ô oui, je t’aime ! Le bon Dieu sait à quel point je voudrais qu’il me fût donné de te le prouver aux dépensa de ma vie. J’ai toujours ambitionné de mourir pour toi. C’est un des rêves heureux de ma vie, une de mes espérances dans l’avenir.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16363, f. 127-128
Transcription de Marion Andrieux assistée de Florence Naugrette

a) « au dépend ».


5 juin [1846], vendredi après-midi, 4 h. ½

J’attends, j’espère une lettre de toi tantôt, mon cher bien-aimé, c’est le moins que le bon Dieu me doive pour toutes les peines dont il m’accable. Je n’ose pas espérer davantage, malgré le besoin ardent que j’ai de te voir. Je sais ce que tu as à faire aujourd’hui et je reconnais que c’est impossible. Mais en même temps, je compte sur ta générosité et ta douce bonté habituelle pour me dédommager de cette longue et pénible absence par une bonne petite lettre ce soir. Ce ne sera pas trop, mon Dieu, de tout ce que tu trouveras de plus tendre, de plus doux et de plus consolant à me dire pour m’aider à supporter les vingt-quatre heures d’angoisse et de chagrin qui me séparent encore de toi. Mon Victor, mon ravissant, mon adoré Victor, je te bénis, je t’aime, je te prie, je te vénère, je t’adore. J’ai foi en toi ; j’espère en toi. Tu es mon Dieu réel et palpable. Ton sourire, c’est le ciel. Un baiser de toi, c’est le paradis. Je délire à force de t’aimer, tu le vois bien. Ta lettre n’arrive pas. Pourvu que tu aies trouvé le temps de me l’écrire [1] ? Je sens que j’en ai tant besoin, pour arriver courageusement à demain, que j’ai peur d’avance que tu n’aies pas pu m’écrire aujourd’hui. Cette pensée me tourmente plus que je ne puis dire, et pourtant j’ai bien d’autres sujets d’inquiétude et de tourments dans l’esprit, mais celui-là remonte sur tous les autres. Je ne peux pas t’aimer moins ni autrement. Ma vie, ma pensée, mon cœur, mon âme, mon souffle sont faits de mon amour.
Ma fille est plus calme depuis un moment. Si cela pouvait durer. Ce matin le médecin l’avait trouvée bien, mais il n’était pas sorti de la maison que l’étouffement la prenait et elle l’a gardé jusqu’à présent. Ce qui m’inquiète par dessus tout, c’est la faiblesse désespérante qui l’envahita de jour en jour davantage. Si elle pouvait prendre le dessus, seulement une heure, il me semble qu’elle serait sauvée. Ô si le bon Dieu voulait, comme il me rendrait heureuse tout de suite : ma fille guérie et mon Victor auprès de moi. Je n’aurais plus rien à désirer. Mon Dieu, mon Dieu, faites que ce soit et je vous aimerai de tout mon amour pour ma fille et pour mon Victor adoré.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16363, f. 129-130
Transcription de Marion Andrieux assistée de Florence Naugrette

a) « envahie ».

Notes

[1Ce jour-là, Hugo lui adresse deux lettres. L’une à 9 h. du matin, l’autre à 1 h. ½ de l’après-midi (voir Jean Gaudon, éd. citée, p. 121-122). Elle les recevra à 8 h. du soir, comme l’indique la lettre suivante.

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