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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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20 mai 1846

20 mai [1846], mercredi matin, 9 h.

La journée tout entière d’hier, mon cher bien-aimé, s’est passée dans les angoisses les plus cruelles avec ma pauvre fille qui n’a pas eu une minute de repos. Ajoute à cette inquiétude poignante une autre inquiétude tout aussi cruelle, celle de savoir si je ne te verrai pas, et puis enfin, pour couronner l’œuvre, l’appréhensiona qui n’a été que trop justifiée, celle de croire que M. Triger ne viendrait pas, ce qui est arrivé et ce qui me privera aujourd’hui de la seule consolation et du seul bonheur que j’ai en te reconduisant au bout du chemin. Aussi, mon pauvre bien-aimé, ta bonne lettre [1], sans diminuer l’amertume de mes regrets, m’a-t-elle été d’un grand secours pour ranimer mon courage. À chaque crise, je la serrais contre mon cœur pour y puiser des forces. J’avais envoyé chercher un médecin du voisinage car celui que M. Triger m’avait indiqué a fait faillite depuis plus d’un an. Par une fatalité déplorable, le médecin que j’avais envoyé chercher n’y était pas. Il a passé la nuit auprès d’une femme en couche et ce matin il est venu. Il n’a rien voulu faire avant d’avoir vu M. Triger, mais il pense qu’une consultation de M. Louis serait ce qu’il y aurait de plus prudent et qu’il la faudrait tout de suite afin, dit-il, de n’avoir pas le reproche à se faire d’avoir tardé trop longtemps à appeler l’homme qui peut seul dire à coup sûr où en est ma pauvre fille et ce qu’il y a à faire pour la sauver. Du reste, il pense que M. Triger a fait une chose grave en se refusant à exécuter l’ordonnance de M. Chomel. Il regrette beaucoup que la saignée n’ait pas eu lieu et il la croit plus nécessaire que jamais. Vois mon pauvre adoré, dans quelle perplexité je vis. Séparée de toi que j’aime plus que ma vie, qui m’est plus nécessaire que l’air que je respire, privée de tes conseils sans lesquels je ne peux rien faire, habituée que je suis à ne me conduire que par eux, tu peux juger de ce que je souffre. Il y a des moments où il me semble que mon cœur va éclater comme une chaudière trop chauffée. C’est alors que tes bonnes lettres m’arrivent à temps pour dilater ce pauvre cœur et l’empêcher de se rompre. Alors je te bénis et je t’adore comme le vrai Dieu vivant.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16363, f. 69-70
Transcription de Marion Andrieux assistée de Florence Naugrette

a) « apréhension ».


20 mai [1846], mercredi après-midi, 3 h. ¾

Cette lettre, mon bien-aimé, n’est que la suite de l’autre et j’aurais dû te l’écrire tout d’une haleine si je n’en avais été empêchée par les soins à donner à mon ménage, à ma fille surtout. Je lui ai fait son lit tantôt, ce qui n’est pas une petite besogne avec la faiblesse qu’elle a. Ensuite j’ai reçu Mme Marre qui a enfin sentia le besoin de justifier son procédé inqualifiable [2]. Cela ne lui a pas été difficile par le peu d’importance que j’y attache au fond. Mais ce qui me tient à cœur et ce qui me fait pleurer depuis hier, c’est la pensée que je ne pourrai pas te reconduire tantôt car il n’est que trop sûr que le Triger ne viendra pas de bonne heure, et d’un autre côté il faut absolument que je lui parle et que je l’abouche avec l’autre médecin. Aujourd’hui ma fille est plus calme mais il n’y a pas de mieux réel cependant. Depuis plus d’un mois, toutes ses crises sont suivies d’un calme trompeur et le lendemain ma fille, loin d’aller mieux, va plus mal. Je n’ai pas vu le père. Je n’en entends pas parler depuis lundi. Cependant, il faudra que je lui écrive si on décide l’avis de M. Louis immédiatement nécessaire, afin qu’il avise au moyen de le faire venir et de le payer. Ô mon Victor bien-aimé, quelle différence de nature entre toi et lui et combien vous vous ressemblez peu. Pas plus que le soleil ne ressemble à un lampion fumeux. Je ne veux pas m’appesantir sur cette mauvaise et lâche nature parce que cela m’exaspère inutilement. Je ne veux songer qu’à toi, mon doux bien-aimé, à tes ravissantes lettres que je croirais sorties de mon cœur si ton divin style n’était pas là pour empêcher mon erreur à cet égard. Oui, mon Victor bien adoré, je t’aime comme tu me l’écris. Je t’adore avec les mots sublimes que tu sais trouver pour toi et pour moi. Je t’aime comme un ange et toi tu sais l’exprimer comme un divin Dieu que tu es. À nous deux nous [faisons  ?] l’amour parfait. Je suis le feu, tu es la flamme, je brûle et tu brilles et nous sortons [tous deux  ?] du même foyer : l’amour. Je te dis cela dans mon charabia mais tu le traduiras dans ton beau langage. Je t’aime en [illis.] et je te baise de même avec tout mon cœur.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16363, f. 63-64
Transcription de Marion Andrieux assistée de Florence Naugrette

a) « sentie ».

Notes

[1Dans cette longue lettre de la veille (publiée par Jean Gaudon, ouvrage cité, p. 157), Hugo regrette de ne pas pouvoir venir : « Je sens que je suis ton conseil et ton appui naturel, que je te suis nécessaire comme tu m’es nécessaire, et quand je ne suis pas près de toi, il me semble que c’est mal à moi et je me fais des reproches. » Il donne des recommandations à Claire : « Dis à ta Claire, à ma Claire, que je veux qu’elle mange bien, parce qu’il entre dans mes plans qu’elle revienne de la campagne énorme. Je lui cherche un mari dans le genre d’Abel, et il faut qu’elle fasse la paire. » (Abel est le frère aîné de Victor, bien en chair.)

[2Dans la lettre du 16 mai (f. 55-56), Juliette Drouet reproche à Mme Marre son indifférence, qu’elle oppose à la sollicitude de sa sœur, Mlle Hureau.

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