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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Jersey, 8 septembre 1854, vendredi après midi, 4 h. ½

Il est donc dit, mon affreux adoré, que vous me reprendrez toujours le lendemain le pauvre petit moment de bonheur que vous m’aurez donné la veille ? Si vous croyez que c’est là ce qui rend une Juju heureuse vous vous trompez fièrement, je vous en avertis et vous savez qu’un homme avertia en vaut deux, ce qui ne sera pas encore trop pour les fonctions que vous accomplissez aujourd’hui à mon nez et à ma barbe et sous prétexte de Rameau… peu béni. Enfin je vous en passe et des meilleures [1] mais ce n’est pas sans rager un peu et sans me mordre la queue. Taisez-vous, bonstre d’hombe, vous m’enduiez [2] beaucoup si vous vous trouvez drôle. Heureusement que j’ai pour me consoler des bons petits vers que je m’ingurgite avec charme. Du reste il fait un vent ébouriffant et aveuglant qui doit bien fatiguer tes pauvres yeux. Quant à moi je suis prise par le pied au point de ne pouvoir pas marcher du tout. Je ne sais pas ce que j’ai mais je souffre comme une damnée de cet horrible pied. Cela ne m’empêchera pas pourtant de prendre un bain demain. Tiens c’est vous ! puisque vous êtes entorticolléb je ne veux pas vous tourmenter aujourd’hui : cela n’empêche pas que je ne vous trouve trop beau pour une simple visite de politesse. Une autre foisc j’approfondirai ce mystère. En attendant je me borne à la stupidité la plus compacte. Elle est si lourde qu’elle m’en fatigue moi-même. Aussi j’ai envie de laisser là mon gribouillis et d’y mettre une pierre à la place vraiment je suis trop bête. Pour un simple jour de semaine j’aimerais presque autant point d’Alençon. C’est fort mais j’y suis forcée par la nécessité et pourtant le ciel est bleu, le soleil brille, la mer a des petits panaches blancs, mon arbre secoue la poussière de ses feuilles vertes, les oiseaux volent comme au printemps, j’ai le cœur plein d’amour et l’âme remplie de ta douce vision de tout à l’heure et je suis bête comme une oie. Tout ce que je sens est charmant, tout ce que je dis est inepte. À quoi cela tient-il ? Je fais semblant de l’ignorer. Il y a des choses qu’on ne s’avoue pas même en riant ! Tu vois bien, mon petit Toto, que j’aurais mieux fait de pendre ma plume au clou que de l’employerd à écrire ces pauvretés niaises qui ne sont même pas assez saugrenues pour être drôles. J’aurais eu plutôt fait de te dire tout dans un mot : je t’aime.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16375, f. 289-290
Transcription de Chantal Brière

a) « avertit ».
b) « entorticollez ».
c) « autrefois ».
d) « emploier ».

Notes

[1Citation de la déjà célèbre formule de don Ruy Gomez devant les portraits de ses ancêtres, à l’acte III d’Hernani : « J’en passe, et des meilleurs ».

[2Phonétique fantaisiste de mots prononcés par un locuteur enrhumé.

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