Jersey, 25 avril 1854, mardi après-midi, [3 ?] h. ½
Pourquoi, au lieu de n’être qu’une simple bûche, le malin esprit ne m’a-t-il pas un peu façonnéea en balle magnétique, alphabétique, algébrique, chromatique et fantastique. J’aurais votre visite plus souvent et plus longtemps pourtant je suis peut-être du bois dont on en fait mais cela ne suffit pas pour intéresser votre curiosité et vous inspirer confiance dans ma collaboration poétique et musicale. À tout prendre vous avez certainement raison et j’ai tort de vous aimer comme une bête que je suis. Si je savais qu’en me mettant une jambe de bois je puisse toquer des vers comme les vôtres, je m’en paierais une tout de suite et je supplanterais votre guéridon d’un seul coup… de pied. Malheureusement mes moyens ne me le permettent pas. N’est pas sorcier qui veut, je le sais. De reste à cet aveu dépouillé de calorique je fais rouvrir ma cheminée et allumer du feu par la petite Mary. C’est à peine si je peux tenir ma plume pour achever ce sublime gribouillis. En attendant Dieu sait ce que vous faites et dans quelle compagnie vous êtes. De toute manière je crains que vous ne veniez pas de bonne heure et cela ne me fait pas rire. Cher petit bien-aimé, très sérieusement, je te prie de venir le plus tôt possible dussentb le lion d’Androclès et Mozart [1] en rugir de rage. Viens, je t’attends avec feu et flamme, cœur et âme, amour et bonheur. Jusque là je te baise en pensée et en désirs.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16375, f. 156-157
Transcription de Chantal Brière
a) « façonné ».
b) « dû ».