Paris, 7 juin 1880, lundi matin, 8 h.
« Ce qui abonde ne vicie pas » dit le proverbe ; j’en fais ce matin l’expérience sur toi, espérant que tu le confirmeras par un surcroît de tendresse envers moi. C’est pourquoi, à défaut du petit papier quotidien, je me sers aujourd’hui de cette quasi grande feuille pour y coucher tout au plus long, et plus à son aise, mon humble petite restitus. D’abord, comment as-tu passé ta nuit ? Je t’ai entendu t’agiter à plusieurs reprises, mais j’espère que tu n’as pas souffert. Le temps continue d’être froid et grimaud et le vent très grand, ce qui est très mauvais en mer. Je crains bien que la pauvre Mme Chenay n’ait reculé son voyage que pour pire sauter [1]. Le maussade Médard [2] n’en fait pas d’autres depuis plusieurs années, comme un vieux Srin, un vieux cosson, un vieux cornisson [3] qu’il est. Sans hésitation, je reviens à ma scie [4] d’argent ; c’est aujourd’hui jour de blanchissage avec un surcroît de couvertures de laine nettoyées, et cinq douzaines de mouchoirs neufs à toi et à moi blanchis neufs etc. etc. et plusieurs autres sociétés savantes, donc, il faut de l’argent, de l’argent, de l’argent et toujours de l’argent. Heureusement que le citoyen Hetzel et compagnie a prévu ce cas. Aussi je ne me lamente que médiocrement pour toi. Et je t’aime des millions de milliards plus que tu n’en saurais compter et user pendant l’éternité.
[Adresse]
Monsieur Victor Hugo
BnF, Mss, NAF 16401, f. 150
Transcription de Blandine Bourdy et Claire Josselin