Guernesey, 6 mars 1860, mardi matin, 7 h. ½
Bonjour, mon cher bien-aimé, bonjour, heureux père, bonjour, je t’adore et je te fais mes plus tendres compliments de la ravissante petite comédie de ton bon Charles. Je suis sûre d’avance que le succès va sauter au cou de la Marquise de Salbris [1] et s’y suspendre passionnément et longtemps. En attendant je suis bien touchée du gracieux procédé de ce brave Charlot envers moi qui m’a permis de goûter la première de sa pièce avant le public. J’en suis on ne peut pas plus reconnaissante et je l’en remercie de tous mes bravos, et puis il t’aime tant qu’il me semble que son cœur est fait de mon cœur. J’espère mon doux adoré que tu as passé une bonne nuit. J’ai eu beau te voir à ton balcon hier au soir, et te crier bonjour à travers l’espace, tu ne m’as pas entendue, tu étais plus occupé des beaux yeux de Mme la Lune que de moi à ce moment-là, aussi je ne t’en veux pas… trop car enfin c’est une infidélité comme une autre et peut-être pire qu’une autre. Je vous surveillerai et gare à vous si je vous surprends en conversation criminelle avec la Grande Ourse ou faisant les doux yeux à Vénus [2] ! Tenez-vous pour averti ! Je ne te dis que ça. En attendant je braque mes binettes sur vous et je ne vous perds pas de vue, TEL EST CE COP [3] dont je vous menace. Sur ce méfiez-vous.
Juliette.
BnF, Mss, NAF 16381, f. 42
Transcription de Claire Villanueva